Le 21 janvier 2017
Chère amie…,
Comme convenu, je vais tenter de te donner un aperçu de mes croyances en essayant d’en situer l’origine et le contexte. Je parle ici, bien sûr, des croyances qui ont un lien avec la spiritualité ou la religion puisque nous semblons avoir sur ces questions des visions assez différentes.
1- Mes premiers souvenirs à ce sujet viennent de l’âge de 4 ou 5 ans où j’avais imaginé qu’après la mort on reviendrait au monde mais que, si on avait été un garçon, on renaîtrait en fille, et vice versa. Puis, après cette nouvelle vie, il y en aurait une autre et on alternerait de sexe comme ça à chaque vie. Je ne sais pas d’où pouvait me venir cette idée. À cette époque, la maison familiale baignait pourtant dans la culture catholique. Il y avait bien une statuette, qu’on appelait le bouddha, assise en lotus sur un bureau et dans laquelle on faisait brûler occasionnellement de l’encens pour parfumer la maison; mais je n’ai pas entendu parler de bouddhisme ni de réincarnation avant l’adolescence.
2- Je me souviens d’une comptine que je chantais où je disais : « Petit Jésus bonjour, mes hélices, mes hélices. Petit Jésus bonjour, mes hélices et mes amours ». Bien entendu, je ne savais pas ce que je disais et il aurait fallu dire « mes délices » au lieu de « mes hélices ». La même chose se produisait avec cette prière qu’on m’avait apprise avant de me coucher qui parlait du « bonbon Jésus ». Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai compris qu’il fallait dire « mon bon Jésus ». Cette histoire de bonbon montre que je ne comprenais pas grand-chose de ce qu’on essayait de me montrer.
3- C’est à partir de mon entrée à l’école qu’a véritablement commencé mon éducation religieuse: étude du catéchisme, de l’histoire sainte, première communion, messes, confession, confirmation, cérémonies de toutes sortes, vêpres, semaine sainte, carême, mois de Marie, procession de la fête Dieu, angélus, Noël, avent, Pâques, retraite, directeur de conscience, prière avant la classe, messe et confession obligatoire au collège des frères, chapelet quand on allait visiter les grands-parents paternels, découverte du péché qui semblait être partout, sentiment de culpabilité nourri abondamment par l’Église.
4- On m’avait dit que je vivais avec la présence d’un démon à ma gauche qui me proposait toutes sortes de tentations pour faire le mal et, à ma droite, un ange gardien qui tentait de m’en préserver en m’incitant au bien. On représentait Dieu comme un bonhomme à barbe blanche qui vivait au-dessus des nuages, qui avait créé le monde entier, comme raconté dans la Genèse, et qui était tout puissant. Il était là depuis l’éternité et allait y demeurer infiniment. Il était partout à la fois, savait tout, voyait tout et entendait tout. Il était infiniment bon et aimable, infiniment juste mais aussi infiniment miséricordieux. Cependant c’était un pur esprit et, comme tous les autres esprits, on ne pouvait pas le voir. Il fallait juste y croire.
5- On nous apprenait que l’être humain était formé d’une âme et un corps. On n’expliquait pas vraiment ce qu’était l’âme mais ça semblait correspondre plus ou moins à notre esprit. En tout cas, l’âme habitait le corps et, lorsqu’elle le quittait, celui-ci mourait. Ça semblait être un privilège de l’humain d’avoir une âme car on ne parlait jamais de l’âme des animaux (pourtant ils vivaient et mouraient aussi). C’est cette âme qui allait survivre après notre mort et nous donner accès à une vie éternelle en tant qu’esprit. Cette vie éternelle allait bien se passer si on avait eu une vie bonne et sainte, loin du péché; on allait alors au ciel où c’était le bonheur total qui nous attendait. Ce bonheur consistait à contempler Dieu face à face pendant l’éternité. J’avoue que ce programme ne m’enchantait guère car je pensais que j’allais vite m’ennuyer. Mais il fallait faire attention car, si on mourait en état de péché, dit mortel, on allait plutôt mériter comme punition de brûler éternellement dans les flammes de l’enfer sous le regard méchant de Satan, le chef de tous les démons.
6- Il y avait une classification des péchés possibles. On pouvait commettre un péché mortel (faute grave) ou un péché véniel (faute légère). Il était cependant possible de se faire pardonner un péché en le confessant à un prêtre à la condition, bien sûr, de s’en repentir sincèrement et d’avoir l’intention de ne plus recommencer. Lorsque les péchés étaient ainsi effacés, par la grâce de Dieu, qui est infiniment miséricordieux, on se trouvait alors en « état de grâces ». Notre âme était donc dans un état de pureté et, si on mourait à ce moment-là, il était certain qu’elle irait directement au ciel. Par contre, si on avait commis un péché mortel et qu’il n’était ni confessé ni pardonné au moment de la mort, c’était l’enfer qui nous attendait. Pour ce qui est des gens qui mouraient avec un ou des péchés véniels sur la conscience, leurs âmes allaient quand même subir une période de purification avant de pouvoir aller au ciel. Ce n’était pas très clair, mais le purgatoire semblait être un lieu semblable à l’enfer; par contre l’âme n’y séjournerait qu’un certain temps, proportionnel à la gravité des péchés commis.
7- Une première question qui me venait c’était que, si l’âme était un esprit détaché du corps, comment pouvait-elle ressentir la douleur du feu? Une autre question plus subtile m’était venue lors d’un cours donné par un prêtre. J’avais lu que la gravité d’un péché était aussi liée à notre conscience de cette faute. C’est-à-dire que si on commet une faute sans savoir que c’est grave ou en croyant de bonne foi que nous agissons bien, cette faute, ce péché, est considérée comme mineure, vénielle, ou même nulle, si vraiment nous pensions sincèrement poser un bon geste. Inversement si nous posons intentionnellement un geste que nous croyons être un péché grave, même si au fond il est mineur, notre faute sera considérée grave à cause de notre intention. D’un autre côté j’avais aussi lu qu’il existait un péché contre la foi, c’est-à-dire que de ne pas croire aux dogmes de l’Église, ou même juste d’en douter, était considéré comme un péché. J’avais posé une question sur cette contradiction au prêtre. Comment le fait de douter, ou même ne pas croire, pouvait-il être un péché si on se posait sincèrement des questions sur les dogmes? Notre sincérité, notre bonne foi, si je peux dire, ne nous rendait-elle pas automatiquement exempt de faute? Notre bonne conscience dans la recherche de la vérité ne nous rendait-elle pas innocent? Il y eut une très longue réponse du prêtre, mais j’avoue que je n’ai rien compris. En tout cas je n’ai pas eu le sentiment qu’il me répondait vraiment.
8- Quoi qu’il en soit, je vivais avec cette idée que Dieu me voyait constamment, qu’il connaissait même mes pensées et mes sentiments. Je me sentais donc perpétuellement soumis à son jugement. À un certain moment, j’avais imaginé tout un scénario concernant le jugement dernier. On nous enseignait qu’à la fin des temps, il y aurait un jugement dernier. Ça nous était présenté comme un grand événement. À la fin du monde, lorsque nous serions tous morts, il y aurait un grand rassemblement de toutes les âmes des défunts où tous seraient jugés par Dieu.
9- Les souvenirs se mêlent un peu dans ma tête et aujourd’hui je ne comprends pas pourquoi, si nous étions jugés après notre mort, il y aurait un autre jugement à la fin des temps. Mais ce que je retiens c’est cette image de la grande assemblée où la vie de chacun serait évaluée d’un point de vue moral. J’imaginais que tout le monde y passait, chacun son tour, et que tous devenaient aussi témoins du procès de chacun. Comme il était admis que Dieu était infiniment bon, juste et miséricordieux, je me disais qu’il allait tenir compte, dans son jugement, des circonstances atténuantes de la vie de chacun. Pour que chacun puisse bien voir et comprendre ce qui se passait j’ai imaginé que ce visionnement des vies allait se présenter comme un film avec un son stéréophonique parfait, des images en trois dimensions d’un réalisme parfait. À cela il fallait ajouter les odeurs et toutes les sensations que quelqu’un a pu avoir au cours de sa vie. Il fallait que ce que chacun a vécu soit représenté de façon parfaite, de sorte que tous le perçoivent exactement comme la personne concernée l’avait perçu. Ainsi, chacun pouvait se mettre dans la peau de l’autre pour repasser sa vie. Mais, pour que l’illusion soit parfaite, j’avais pensé qu’il fallait aussi que chaque spectateur voie tous les souvenirs de sa propre vie effacés, de sorte que sa vie n’interfère pas avec l’autre et qu’il croit réellement être la personne dont on repasse la vie et qu’on en train de juger. De cette façon, tout comme Dieu, il pourrait réellement comprendre de l’intérieur ce que l’autre a vécu et porter un jugement éclairé. En poussant plus loin ces spéculations, j’ai pensé que, peut-être en cet instant, j’étais en train de revivre, par la magie de ce cinéma parfait, la vie de quelqu’un d’autre qui s’appellerait Guy Richer. Ou peut-être qu’actuellement je suis en train de revivre ma vie en compagnie de toutes les âmes de tous les temps qui deviennent témoins de mon expérience humaine.
10- Depuis ce temps-là, cette idée m’a toujours habité et j’ai toujours en arrière pensée le fait que, peut-être, tout le monde est toujours présent avec moi et partage mes sentiments et pensées les plus intimes. Ça m’a souvent poussé à agir comme si tout le monde me voyait ou allait être un jour témoin de tous les détails de ma vie.
11- Mais surtout, cette idée m’a amené à relativiser le jugement. Je voyais bien que j’étais seul à pouvoir comprendre les motifs de mes actes, à en connaître le contexte et les circonstances. Je me disais parfois que si n’importe qui était dans ma peau, il agirait probablement de la même façon que moi. J’en concluais également que, si j’avais vécu dans la peau de quelqu’un d’autre, j’aurais sans doute agi de la même façon que lui.
12- Cette idée s’est raffermie vers l’âge de 14 ans au moment où je découvrais la psychologie grâce à quelques livres vulgarisés. On y expliquait les principes du conditionnement. J’ai compris qu’on pouvait être conditionné par toutes sortes de choses: notre hérédité, notre éducation, nos expériences personnelles, les comportements et opinions des gens qui nous entourent, etc. Mais ce qui m’a intéressé davantage c’est d’apprendre que, pour une grande part de ces conditionnements, nous les subissons de façon inconsciente, comme dans l’expérience du chien de Pavlov. On a habitué ce chien à entendre le son d’une cloche à chaque fois qu’on lui apportait de la nourriture. On mesurait sa salivation à chaque fois que sa nourriture arrivait. Puis on lui a fait entendre le son de la cloche mais sans lui apporter de nourriture et on a constaté qu’il salivait tout autant. Il avait inconsciemment associé le son de la cloche avec l’arrivée de la nourriture et la croyance que son repas était imminent déclenchait sa sécrétion de salive.
13- Ce phénomène du conditionnement est impliqué partout dans notre vie et, plus souvent qu’autrement, sans que nous nous en rendions compte. Par exemple une personne pourrait avoir soudain un grand sentiment d’insécurité à chaque fois qu’elle sent une odeur particulière parce qu’elle aurait vécu un traumatisme associé à cette odeur dans son enfance. Le traumatisme peut avoir été complètement oublié, ou refoulé, mais l’odeur déclenche à chaque fois des comportements déraisonnables que la personne ne peut pas s’expliquer elle-même. Elle ne remarque même pas l’association de ces comportements avec cette odeur particulière.
14- Je me souviens d’une période de ma vie où j’avais développé un goût exagéré pour le sel. Rien n’était jamais assez salé à mon goût. Un jour j’ai compris d’où me venait ce penchant. Enfant, j’avais un oncle pour qui j’avais une certaine admiration. Il était bûcheron et chasseur. Il vivait souvent dans le bois et nous rapportait parfois de la perdrix ou de la viande de chevreuil ou d’orignal. Il avait souvent une barbe de quelques jours, il était calme, parlait peu mais était respecté. Il représentait pour moi, à cette période de ma vie, l’image d’un homme fort et viril. Or il aimait sa nourriture bien salée. Bien entendu, pour m’identifier à ce personnage qui me plaisait, j’ai développé moi-même, inconsciemment, ce goût du sel. Ce n’est que plusieurs années plus tard, après avoir pris conscience de ce conditionnement, que mon goût du sel s’est atténué.
15- En lisant, en réfléchissant et en m’observant moi-même, j’ai commencé à réaliser que nous étions profondément conditionnés (on pourrait dire: programmés) à tous les niveaux de notre corps et notre esprit. La liste des conditionnements serait infinie. Bien sûr on pense d’abord à notre éducation, à l’exemple de nos parents et de nos proches. Mais la moindre de nos expériences nous forme, fait de nous ce que nous sommes devenus. On dit souvent que la petite enfance est la période la plus marquante. Sans doute, mais à cela s’ajoute l’expérience très marquante de notre naissance et aussi la période de la grossesse où nous avons baigné dans une atmosphère qui nous a imprégnés profondément de toute son influence.
16- On peut aussi inclure, parmi nos influences, le contexte particulier lié à notre lieu de naissance, le contexte social et culturel ainsi que l’historique de nos parents et de la société qui nous a reçus. Et puis, tout au long de notre évolution, de nouveaux événements nous influencent et nous conditionnent. Ce conditionnement aux multiples sources, fait que nous percevons et ressentons les choses d’une façon qui est propre à chacun. Il fait aussi que nous réagissons tous différemment, selon ce que la vie a fait de nous. Et chacune de nos réactions, chacun de nos actes, a un effet sur notre situation et détermine ce que sera notre nouvelle condition. À son tour cette nouvelle condition où nous nous trouvons nous offre de nouveaux choix à faire. Nous ferons ces choix à partir de ce que nous serons devenus à ce moment et ce que nous sommes devenus dépend entièrement de ce que nous avons reçu comme conditionnements préalables.
17- Avec ce regard nouveau sur le comportement humain, j’ai commencé à remettre en question ce que je considérais comme étant les fondements des croyances catholiques. D’abord la notion d’une âme et d’un corps, de la vie après la mort. Là-dessus je ne sais pas. Le mystère de la vie et de la mort reste, pour moi, entier. Je peux spéculer et imaginer que mon âme survit à ma mort. Mais qu’est-ce qui survivrait vraiment? Mes pensées, mes sentiments, mes souvenirs? Est-ce que mon ego pourrait survivre à la dispersion de mes particules physiques? Ou, au contraire, est-ce que ce pourrait être mon ego, mon âme, ma personnalité, qui se disperseraient dans l’univers pour se fusionner avec l’énergie et la matière du grand tout?
18- Est-ce mon attachement à moi-même, à mon ego, à mon infiniment petite vie, qui me donne cette envie de croire à ma survie personnelle? La réincarnation, si elle existe, prolonge-t-elle l’existence de ma personne où serait-elle plutôt une sorte de récupération de mon énergie? Un peu comme le serait la mer qui récupère les gouttes d’eau venant de partout, qu’elles aient formé un nuage, ou un glaçon; qu’elles proviennent d’une tempête de pluie, d’un fleuve majestueux ou d’un marin qui pisse à l’eau. La mer les accueille toutes dans son immensité où elles se côtoient, s’entremêlent et se fusionnent jusqu’à une nouvelle évaporation et un nouveau départ à bord d’un nuage.
19- Quoi qu’il en soit, l’image d’un ciel et d’un enfer comme choix de vie surnaturelle ne me semblait plus être la vérité garantie à laquelle nous étions tenus de croire. Mais je conviens, aujourd’hui, qu’il peut s’agir d’une représentation symbolique qui aurait aussi son sens parmi les tentatives d’expliquer l’au-delà; tout dépendant de l’interprétation qu’on en fait. Cependant l’aspect moral de cette proposition commençait à m’apparaître inacceptable à mesure que je prenais conscience du fonctionnement de notre psychologie.
20- Je reviens donc à cette image que je me faisais du jugement dernier face à Dieu, qui est infiniment juste et miséricordieux. Je me disais que, compte tenu des conditionnements infinis qui nous forment entièrement, Dieu ne pouvait condamner qui que ce soit. Chacun cherche à être heureux selon sa perception de ce qu’est le bonheur. Il le recherche à partir des moyens qu’il a, des informations qu’il a reçues et des croyances qui se sont développées en lui. Si la vie lui a appris qu’il devait se méfier de tout le monde et se battre pour avoir sa place au soleil, c’est ce qu’il fera en toute bonne foi, malgré les blessures et les malheurs qu’il peut causer autour de lui. S’il a appris que le bonheur vient du don de soi, de la solidarité et du partage, il le recherchera dans cette direction. Si, comme ce jeune enfant qui a grandi entouré d’ivrognes et d’alcooliques, il a cru que la vie normale d’un adulte consistait à boire amplement, il le fera jusqu’à ce qu’il se rende compte d’où vient cette croyance. Mais ce n’est pas lui qui peut décider de s’en rendre compte, ce sont les circonstances de sa vie qui le lui permettent ou non.
21- Ainsi, lorsque je m’observe sans chercher à me juger, me glorifier ou me condamner, je peux réaliser d’où viennent mes comportements. Je peux, par exemple, voir comment une situation de ma journée m’a ramené un souvenir un peu désagréable, puis ce souvenir m’a ravivé un sentiment d’insécurité lequel m’a indisposé un moment face à une personne présente. Cette indisposition inconsciente, sur le moment, m’a fait adopter un comportement un peu froid que je ne pouvais pas m’expliquer et qui a provoqué en moi un malaise et un regret par la suite. Ce n’est qu’en m’observant avec un certain recul, un certain détachement, que je peux me comprendre et prendre sur le fait les mécanismes de mon esprit.
22- Ma conclusion devenait donc de plus en plus claire: puisque chacun de nos comportements, de nos sentiments, de nos émotions, de nos idées, de nos croyances, etc. est le fruit d’un conditionnement constant, on ne peut attribuer à quiconque un mérite positif ou négatif (une récompense ou une punition) pour l’ensemble de sa vie. Donc la croyance au ciel et à l’enfer ne tient plus. Ou, à tout le moins, elle a besoin d’être réinterprétée d’une façon beaucoup plus ouverte. En endossant cette idée, je remettais en question ce qui m’apparaissait être un des fondements de la foi catholique. Et non seulement de la foi catholique mais aussi de la morale planétaire. C’est-à-dire que, partout à travers le monde, on croit que les gens ont un mérite pour leurs actions. C’est un peu la base de la morale générale et des lois. On récompense le bien et on punit le mal.
23- En adhérant à cette croyance, c’est-à-dire à l’idée que, d’un point de vue absolu, nous n’avons aucun mérite, je me suis retrouvé bien seul avec ma philosophie. D’abord j’ai toujours eu beaucoup de mal à trouver les mots pour l’expliquer. Ensuite, les rares fois où j’ai réussi à en parler avec des gens qui pouvaient comprendre, l’accueil a toujours été soit une négation sans possibilité de discuter (voyons, ça ne se peut pas; c’est sûr qu’en quelque part on est maître de nos décisions, de nos choix), soit une indifférence étonnante à la question. Enfin, je me dis que c’est peut-être mieux comme ça parce que, si cette idée, que nous n’avons aucun mérite, se mettait à circuler librement, elle risquerait d’être mal interprétée. Certains pourraient s’en servir pour se justifier de leurs mauvais comportements en se disant que, de toute façon, ils n’en sont pas responsables, c’est à cause de leurs conditionnements. Ça pourrait mener à un certain chaos ou, du moins, une perte générale du sens de la responsabilité.
24- Mais je crois que, même si cette idée ne peut pas être acceptée d’un bloc du jour au lendemain, elle fait lentement son chemin dans le monde. Ceux qui sont le plus près de l’accepter sont tous ceux qui étudient le comportement humain, les psychologues de toutes sortes, qui nous amènent progressivement à ne plus séparer le monde en bons et en méchants mais plutôt en sains et en malades. Ainsi se glisse tranquillement l’idée qu’il ne faut pas tant punir les criminels mais plutôt les soigner pour les réhabiliter. On développe progressivement de l’empathie, même pour ceux qui ont eu des comportements scandaleux, car on se dit qu’on aurait pu glisser soi-même dans ces déviances si on avait subi la même enfance tourmentée et les mêmes influences dans notre vie. En observant les autres on reconnaît parfois les points faibles qu’on retrouve latents en soi-même. Et on peut se considérer chanceux qu’ils ne se soient pas développés. Souvent, des films ou des romans nous amènent à entrer dans la peau d’un personnage et à ressentir ce qu’il a ressenti. On se surprend alors à développer une certaine sympathie pour un être qui ne nous aurait inspiré que des préjugés s’il nous avait été présenté sans cette mise en scène.
25- Mon éloignement de la foi catholique n’a pas été causé, comme pour beaucoup d’autres personnes ici au Québec, par une révolte envers ce qu’elles considéraient comme une manipulation de l’Église. Plusieurs sentaient que celle-ci exploitait la naïveté des gens, surtout les moins instruits, pour son propre compte. On critiquait notamment son goût de la richesse et les scandales sexuels. D’ailleurs l’attitude culpabilisante de l’Église face au péché de la chair en a choqué plusieurs aussi qui ont préféré voir la sexualité comme une énergie vitale qu’il fallait honorer plutôt que condamner. De mon côté, j’ai quand même eu de bonnes relations avec mes enseignants, les frères des écoles chrétiennes, et ce ne sont pas ces différentes critiques qui ont fait basculer mes croyances; car je présume de la bonne volonté des religieux et j’estime qu’ils sont, comme tout le monde, conditionnés eux-mêmes dans leurs croyances et dans leurs comportements. Ce sont simplement mes conclusions sur les dogmes fondamentaux (principalement le rejet de la notion de mérite, donc de récompense et punition, de ciel et d’enfer) qui m’ont fait prendre une direction différente.
26- Concernant les écrits religieux qui servent de fondements aux dogmes, je crois qu’ils peuvent honnêtement être remis en question. Mon père nous a souvent incités à penser par-nous mêmes, à être vigilants et critiques, et surtout ne pas adopter aveuglément un comportement ou une croyance simplement parce que tout le monde le fait ou tout le monde y croit. Il y a beaucoup de croyances, qui étaient indiscutables à une époque, qui sont aujourd’hui démenties.
27- J’estime que l’Ancien et le Nouveau Testaments ont été écrits par des humains qui ont voulu transmettre leur vision du monde et témoigner de leur expérience, particulièrement en ce qui concerne le domaine spirituel. Ils peuvent avoir été grandement inspirés dans certains cas. Mais il faut comprendre qu’entre les textes originaux et ce qu’on en perçoit aujourd’hui il y a beaucoup d’obstacles pour en obtenir une interprétation juste. D’abord souvent on n’en connaît pas les auteurs ni le contexte dans lequel ils ont été écrits. Qui, à quel moment, dans quelles conditions, a écrit la Genèse, par exemple? Est-ce une personne seule? Un groupe de personnes? Quelqu’un qui aurait mis par écrit un mythe ou un ensemble de mythes qui s’étaient construits avec le temps et qui circulaient oralement avec une infinité de variantes dans une population donnée? Ce texte a été recopié, on peut le supposer, un grand nombre de fois. De plus, il a été traduit dans différentes langues et recopié encore. Que peut-on en comprendre aujourd’hui? On sait, par exemple, qu’il y a encore des gens qui tiennent à croire qu’il faut le prendre à la lettre. Ils estiment que c’est tout simplement la pure vérité puisqu’il vient de la Bible et que tout ce que contient ce livre sacré est vrai puisqu’il a été inspiré directement par Dieu. Peut-être sans s’en rendre compte, ils se basent sur un raisonnement circulaire : ils croient que c’est la parole de Dieu parce que la Bible l’affirme et la Bible ne peut pas se tromper puisqu’elle est la parole de Dieu. Mais la plupart des gens reconnaissent aujourd’hui que le monde n’a pas été créé en sept jours et qu’il faut plutôt en tirer une interprétation symbolique.
28- Ce constat admis, concernant la création du monde, la même considération peut s’appliquer à l’ensemble des écrits de cette nature. On pourrait y voir des textes visant une forme d’éducation spirituelle, des enseignements destinés à éveiller la conscience et à guider dans l’évolution morale. Et souvent, dans l’interprétation des mythes ou des récits fabuleux, on transmet des symboles qui peuvent être interprétés à différents niveaux selon la personne qui les reçoit. Une interprétation peut exprimer un aspect de la réalité sans empêcher une interprétation différente d’en exprimer un autre aspect tout aussi valable. J’ai été étonné de l’éclairage trouvé dans un livre de Bruno Bettelheim sur les contes de fées, lorsqu’il utilise le texte de la Genèse pour illustrer la première étape de l’évolution de la conscience du jeune enfant. Je me permets ici de te citer ce passage du chapitre « Du chaos à l’ordre »
29- Bien avant la période oedipienne (en gros, entre trois et six, sept ans) l’expérience que l’enfant a du monde est chaotique, mais cela n’est vrai que d’un point de vue d’adulte, car le chaos implique qu’on a conscience de ce genre d’affaires. Si la façon « chaotique » d’expérimenter le monde est tout ce que nous connaissons, on est bien obligé de l’accepter comme la seule forme du monde possible.
Dans le langage de la Bible, qui exprime les sentiments et les idées les plus profonds de l’homme, « au commencement, le monde était informe et vide ». La Bible nous dit aussi comment on vient à bout du chaos : « Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. » Au cours des luttes oedipiennes, et à cause d’elles, le monde extérieur commence à avoir plus de sens pour l’enfant et il essaie d’y voir de plus en plus clair. Il cesse de tenir pour acquis que sa façon confuse de voir le monde est la seule possible, la seule convenable. Il n’y parviendra que d’une manière : en divisant toute chose en éléments opposés.
Pendant la dernière période de l’âge oedipien et à l’âge post-oedipien, cette scission s’étend à l’enfant-lui même. Comme chacun de nous, l’enfant, à tout instant, est plongé dans le tumulte de sentiments contradictoires. Mais tandis que l’adulte a appris à les intégrer, l’enfant, lui, est dominé par les ambivalences qui grouillent en lui. Pour lui, ce mélange d’amour et de haine, de désirs et de peurs, forme un chaos incompréhensible. Il ne parvient pas à se sentir au même moment à la fois bon et obéissant et méchant et révolté, bien qu’il en soit ainsi. Comme il ne peut pas comprendre qu’il existe des stades intermédiaires de degré et d’intensité, tout est lumière ou ténèbres, sans nuance. Il est tout courage ou toute peur; le plus heureux ou le plus malheureux des êtres; le plus beau ou le plus laid; le plus intelligent ou le plus stupide; il est aimé ou détesté. Entre tous ces extrêmes, il n’y a que le néant.
C’est de la même façon que le conte de fée décrit le monde: les personnages sont ou bien la férocité incarnée ou la bienveillance la plus désintéressée. L’animal ne pense qu’à dévorer ou à porter secours. Chaque personnage est unidimensionnel, ce qui permet à l’enfant de comprendre facilement ses actions et ses réactions. Grâce à des images simples et directes, le conte de fées aide l’enfant à mettre de l’ordre dans ses sentiments complexes et ambivalents qui, ainsi, se classent d’eux-mêmes à des endroits distincts au lieu de ne former qu’un immense chaos… »
30- Je m’excuse de cette longue parenthèse, mais j’ai pensé qu’elle pouvait t’intéresser étant donnée la grande attention que tu portes aux enfants et à leur éducation. Si je comprends bien, le but de ce chapitre était de souligner les étapes de l’évolution de notre conscience, la première étant la perception confuse d’un monde chaotique, puis, progressivement, la perception des éléments opposés pour aller ensuite, éventuellement, vers l’intégration des ambivalences en nous et hors de nous. Ce que je voulais souligner est la façon qu’a Bruno Bettelheim de voir dans ce passage biblique un enseignement pour notre croissance personnelle, pour l’évolution de notre conscience. On est bien loin alors de l’interprétation littérale des créationnistes. J’imagine que ce mythe de la création peut inspirer d’autres interprétations intéressantes, comme peuvent le faire d’autres passages des livres sacrés. On est un peu comme devant les rêves: ils peuvent susciter plusieurs interprétations valables et il est difficile de trouver une méthode qui permettrait d’en extraire une signification universelle applicable à tous, sans tenir compte de la nature de la conscience de chacun. Il me semble qu’il faut rester humbles et ouverts devant ces enseignements parfois énigmatiques.
31- Les contes de fées semblent être issus de longues traditions orales qui développaient des thèmes avec souvent de multiples versions évoluant dans le temps. Les versions qui nous sont parvenues sont sans doute les synthèses qui correspondaient le mieux à l’inconscient collectif des civilisations qui les ont développées. Leurs formules, leurs scénarios et les archétypes représentés touchaient probablement assez profondément les auditeurs pour qu’ils s’en souviennent et les reproduisent à leur tour avec tous les détails significatifs. À certains moments ils ont été fixés par écrit. On peut supposer une évolution semblable du côté des fables, des mythes et des légendes. Il me semble réaliste d’imaginer de même l’origine des livres sacrés. Ils seraient d’abord issus de tradition orale, reliés parfois à des événements historiques marquants, enrichis à l’occasion par des individus inspirés et, éventuellement, fixés par écrit. À partir de ce moment, leur évolution aurait été plus lente et limitée.
32- Toutes ces digressions pour dire que je considère à la fois avec ouverture et réserve ces écrits. Il ne faut pas oublier aussi le simple fait que plusieurs cultures différentes ont produit de ces textes, dit sacrés, tous orientés, semble-t-il, sur la spiritualité. La Bible, l’Évangile, Le Coran, les textes bouddhistes du Tibet, de la Chine ou de l’Inde, les Hindouistes, Brahmanistes et toutes les autres les autres croyances que je ne saurais même pas nommer, présentent, chacun à sa façon, sa vérité sur le monde humain. Il me semble difficile de croire qu’une seule de ces versions détienne « la » Vérité et que toutes les autres soient complètement dénuées de sens. Il doit y avoir une manière de voir qui reconnaît en chacune son fond de vérité et qui les rend compatibles entre elles.
33- Il me semble avoir vu un bon exemple de cette conciliation dans ce livre que tu m’avais prêté, écrit par ce gourou indien, Yogananda je crois, un des premiers à s’être installé aux Etats-Unis. Il s’est intéressé au christianisme et a étudié les enseignements de Jésus avant d’écrire ce livre. Il y explique que, selon lui, Jésus présente toutes les caractéristiques d’un maître qui aurait été initié à la spiritualité orientale. Il voit en lui un Christ, c’est-à-dire un maître qui a atteint un degré suprême d’évolution, une conscience lumineuse qui peut éclairer le monde. C’est un être qui a intégré en lui-même sa nature divine. Il ajoute que devenir un Christ est un objectif que tout homme peut viser, car il s’agit avant tout de prendre conscience de notre lien avec Dieu, prendre conscience qu’il est en nous et assumer cette présence. Je le dis dans mes mots avec ma mémoire plus ou moins précise; mais c’est le principal de ce que j’ai retenu de cette lecture. Pour le dire autrement, être un Christ ou un Bouddha ou un être réalisé, ce serait vivre avec la conscience claire et permanente que nous sommes unis par l’esprit avec l’esprit même de l’univers, le grand tout, la réalité ultime (comme j’ai entendu venant d’un Musulman) ou avec le Grand-Esprit, formulation que j’aime bien et qui était utilisée par les Amérindiens, paraît-il. Nous avons tous des intuitions de cette union par moments, de brefs instants fugitifs de cette conscience élargie. Mais ces minuscules incursions de la lumière dans nos esprits aveugles seraient comme des étincelles éphémères dans l’obscurité de nos âmes, comparées au soleil éclatant de ces Christ. Jésus serait un de ces soleils qui sont venus éclairer l’humanité. En lisant ce livre, j’ai eu une perspective différente sur la nature de Jésus et elle me semble en harmonie avec mes propres croyances.
34- Je serais moins porté, par exemple, à voir en Jésus une espèce de magicien que son père aurait fait apparaître sur la terre et qui serait doté de pouvoirs surnaturels dont nous pourrions bénéficier par la prière. Aujourd’hui, par hasard en ouvrant la radio, je suis tombé sur un gars qui racontait qu’à travers le monde, beaucoup de gens, religieux ou non, consacraient de leur temps à la prière pour différentes causes. Du fusionnement de toutes ces bonnes pensées, de cette communion, pouvait émaner une espèce de force constructive ayant un effet sur le monde. Il ajoutait que, de la même façon, il pouvait y avoir un effet de la communion de tous les gens qui, à travers le monde, partagent la lecture d’un livre donné. J’ai compris alors qu’il s’agissait d’une émission sur la littérature et qu’il exprimait ainsi l’idée du pouvoir des livres. Mais, indirectement, il m’a suggéré une façon accessible de concevoir la prière: l’idée que les bonnes pensées, comme les mauvaises, peuvent avoir un effet par elles-mêmes. Alors peut-être que oui, on peut prier Jésus; c’est-à-dire se placer dans un état d’esprit pour être en communion avec sa mémoire et se laisser inspirer par son être, qu’il soit passé ou présent. De la même façon je peux me mettre en état de réception par rapport à Judith et me laisser inspirer par l’être qu’elle a été pour moi de son vivant, ou par ma mère ou par Jean-Sébastien Bach lorsque j’ai l’esprit plus dans la musique. Ainsi, dans ces trois cas, j’accueille la partie de ces êtres qui vit en moi, l’héritage que j’en ai reçu.
35- Je ne connais pas grand-chose des autres religions, mais il y a parfois certains éléments qui m’apparaissent intéressants. Des cultures amérindiennes je retiens surtout cette expression, le Grand-Esprit pour tenter de nommer l’Être suprême. Je retiens aussi cette notion que l’humain est un être vivant parmi les autres, qu’il n’est pas, contrairement à une certain vision judéo-chrétienne, au centre d’un univers qui lui est soumis. Chez eux, les animaux, les plantes et même les pierres ont un esprit, une âme qu’on respecte. Du bouddhisme je retiens l’idée que nous, les êtres et les choses, sommes tous interdépendants, que nous sommes tous reliés. Aussi que rien n’est permanent, qu’il faut être ouvert car tout bouge et change tout le temps. J’aime leur façon de prendre un recul par la méditation et le détachement pour s’observer impartialement et honnêtement, sans jugement, pour prendre contact avec la réalité et sortir de l’illusion. J’aime aussi leur attitude de compassion qui vient, je suppose, de leur sentiment d’être unis avec le monde, par la conscience de l’interdépendance peut-être. Quant au Musulmans je n’en sais que très peu. Une chose que j’avais lue est la raison pour laquelle ils évitent de représenter Allah, ou Dieu, par des images. Ce serait parce que, selon eux, il y aurait risque de réduire sa compréhension car sa nature ne peux pas être justement représentée par une image symbolique. On risque de prendre l’image elle-même pour Dieu et de ne pas saisir sa vraie dimension, qui est, de toute façon, inaccessible à nos sens. Ils semblent qu’ils préfèrent s’en remettre à l’intuition de chacun; ils croient que la meilleure façon de contacter Dieu est par soi-même, par la méditation ou la prière, sans l’intermédiaire d’un prêtre ou d’une hiérarchie religieuse. Ces principes me plaisent, mais il me semble y avoir d’autres croyances musulmanes moins cohérentes.
36- Pour revenir à la doctrine catholique j’ai le souvenir d’un élément qui m’apparaît aujourd’hui intéressant : la communion des saints. À vrai dire je ne me souviens pas clairement de ce que cette expression représentait. Mais je me suis imaginé une sorte de fusion des esprits des grands sages, des âmes évoluées et éclairées. L’idée de fusion me fascine parce que j’ai toujours eu une grande curiosité pour la compréhension des choses et des êtres, particulièrement des humains. J’ai toujours souhaité savoir ce qui se passe dans la tête des autres : comment comprennent-ils le monde, comment se sentent-ils dans leur corps et leur esprit, comment en sont-il arrivés à être ce qu’ils sont, dans quelle mesure sont-ils différents de moi. J’ai toujours aimé la communication qui permet de répondre un peu à ces questions. Et j’ai une espèce de fantasme qui consisterait à entrer dans une personne, particulièrement une personne que j’aime, pour partager sa vie, pour expérimenter son point de vue : une espèce de fusion.
37- Et là je reviens accidentellement à mon idée du début où je parlais du jugement dernier et où j’imaginais entrer, comme par magie, dans la vie d’un autre ou encore accueillir un autre en moi pour qu’il soit témoin de ma vie dans ses moindres détails. Souvent il m’arrive de penser qu’il serait tellement plus facile d’échanger nos sentiments et nos idées si nous pouvions nous fusionner. Naturellement, cette idée est présente lorsque je suis engagé dans une relation amoureuse et ça représente le fantasme ultime. Certains voudraient posséder l’autre, l’avoir. Moi je voudrais l’être, c’est-à-dire être l’autre, devenir l’autre, fusionner totalement nos souvenirs, nos pensées, nos sentiments, nos corps, nos âmes, nos esprits. Quand je parlais de ça à Judith, ça lui faisait peur car elle craignait de se perdre dans une fusion, elle craignait de perdre son identité et d’être contrôlée par l’autre. Ultimement, la fusion totale avec tous les êtres de tous les temps serait peut-être cette communion des saints, ce nirvana, ce bonheur éternel, cette contemplation de Dieu face à face pour l’éternité. C’est vrai que ce pourrait être ennuyant à la longue et qu’il est bon de garder un certain mystère, des choses à découvrir constamment.
38- Enfin je voudrais parler un peu de l’amour puisqu’il est au centre de ta vision religieuse chrétienne. C’est vrai que ça peut paraître inutilement intellectuel, mais il me semble important de s’entendre sur le sens qu’on donne aux mots, surtout quand ce mot occupe tant de place dans nos vies. Je trouve que le mot amour est utilisé dans différents sens et qu’il subit une certaine confusion. En anglais il y a la différence entre like et love qui apporte déjà une nuance, dans l’intensité, ce que nous n’avons pas en français. Pour dire qu’on aime la limonade ou qu’on aime sa conjointe, c’est le même verbe. Alors j’essaie de cerner le sens qui est commun à ces deux situations. Il me semble que ce qui est commun quand on aime quelqu’un ou quelque chose c’est que cette personne ou cette chose nous procure un sentiment (ou une sensation) agréable. Je comprends le mot amour comme étant, avant tout, un sentiment. Et ce sentiment résulte d’une expérience que nous vivons face à quelqu’un ou quelque chose.
39- Il est clair pour moi que nous n’avons aucun contrôle direct sur nos sentiments. Ils nous arrivent et s’imposent à nous. Tout ce que nous pouvons faire c’est en prendre conscience. On peut essayer de les comprendre, c’est-à-dire se comprendre soi-même dans ce qu’on vit. Mais on ne peut pas les faire survenir comme ça, à volonté. Je ne peux pas décider tout à coup d’aimer quelque chose qui, spontanément, me répugne. Et s’il y a quelqu’un devant moi que j’aime beaucoup, je ne peux pas non plus décider que je vais le détester pour une raison ou une autre. Ce serait faux, ce serait faire semblant. On peut, par contre, se raisonner et faire un effort pour goûter quelque chose qui ne nous plait pas en se disant que, peut-être à la longue, notre goût et notre appréciation vont changer. On peut aussi essayer de mettre de côté nos préjugés par rapport à quelqu’un qui, à première vue, ne nous intéresse pas du tout, en se disant qu’en le connaissant mieux on finira peut-être par l’aimer. Ce serait un peu comme cultiver l’amour, c’est-à-dire essayer d’établir des conditions favorables à son émergence.
40- Mais, en toute honnêteté, si nous ne sentons pas d’amour envers quelqu’un, on ne peut pas dire qu’on l’aime, simplement parce qu’on croit qu’il est bien d’aimer. Si on peut cultiver l’amour, on ne peut pas toutefois tirer dessus pour qu’il pousse plus vite. Et il n’y a pas de honte à ne pas aimer quelque chose ou quelqu’un. Je réalise que la définition du mot aimer que j’ai sous-entendue correspond d’assez près à dire que cette personne, ou cette, chose, me plait. Reconnaissant ça, il faut bien voir aussi que l’amour peut se ressentir pour différentes raisons et à des degrés d’intensité divers. Et les différentes raisons peuvent se combiner à des degrés divers.
41- Dans la relation amoureuse, par exemple, les raisons d’aimer peuvent être nombreuses: la sympathie, l’attirance sexuelle (qui elle-même peut être la combinaison de plusieurs facteurs), le sentiment de sécurité, la confiance, l’admiration, la réponse à un besoin de contrôler ou au besoin d’être pris en charge et protégé, le partage d’intérêts commun, l’envie de stabilité, le besoin d’aventure, le partage de valeurs communes, la reconnaissance d’affinités, le sentiment de complicité, l’orgueil d’avoir séduit une personne importante, le désir d’un bon père ou une bonne mère pour ses enfants, le besoin d’un sauveur ou l’envie de sauver, la croyance en un certain sens du devoir. Toutes ces raisons plus ou moins valables, et sans doute beaucoup d’autres que j’oublie, peuvent contribuer à nourrir un sentiment amoureux. Alors quand, en toute bonne foi, quelqu’un dit « Je t’aime », ces mots peuvent exprimer une combinaison de sens.
42- L’amour a été adopté comme étant de la plus grande importance dans notre société et il a été placé, avec raison je crois, sur l’autel de nos valeurs. Cependant, ces mots « amour et aimer » ont été tellement galvaudés en les utilisant à toutes les sauces, au point où l’on ne sait plus dans quel sens les interpréter. Cette constatation m’a rendu prudent et j’hésite à les utiliser. En cette matière, j’ose espérer que mes attitudes et mes actes peuvent mieux traduire mes sentiments que les mots.
43- En fin de compte, moi qui voulais te parler de mes croyances, je ne suis pas certain d’avoir fait le tour du sujet, d’autant plus que je m’en suis souvent éloigné. J’espère au moins que cette longue lecture t’aura permis de voir quelques idées qui m’habitent et que tu sauras mieux me saisir. L’échange ne s’arrête sûrement pas là. Nous avons beaucoup de nous-mêmes à dévoiler mutuellement afin de mieux nous connaître et mieux nous comprendre, pour mieux nous rapprocher.
À bientôt, je t’embrasse,
Guy