Questionnements et réflexions par Guy Richer
Ce texte est une tentative pour communiquer avec quiconque se sent concerné par les idées que je vais y exposer. Je souhaite susciter une discussion sur des sujets qui m’apparaissent fondamentaux. Ma modeste contribution vise à partager des réflexions qui m’habitent depuis longtemps, parfois depuis l’enfance. Il m’arrive souvent de penser que chacun développe une opinion sur différents aspects des choses, des êtres et de la vie en général, mais que ces pensées, souvent peut-être les plus intimes et les plus importantes, ne sont pas exprimées par crainte du ridicule, de l’insignifiance ou d’un jugement critique sur ce qui nous est le plus personnel. Dommage. On ne saura jamais ce que tant de gens, que nous croisons chaque jour, pensent vraiment. Et ainsi nous continuons à nous laisser emporter dans le courant des idées admises en croyant être seul à penser ce que nous pensons.
Croyances
Avant d’aborder mes quelques sujets, je voudrais mettre en garde contre les malentendus potentiels liés à l’utilisation du mot « croyance ». Je veux faire remarquer que l’expression « je crois » n’a pas toujours le même sens (ceci est valable en français, mais peut-être existe-t-il des nuances pour ces idées dans d’autres langues). C’est-à-dire qu’il y a généralement différents degrés de conviction attachés à cette expression. J’en donne quelques exemples:
1. Si je dis: « Je crois que l’autobus est passé plus tôt que d’habitude ». Il peut s’agir de l’expression d’une hypothèse à laquelle des indices me portent à attribuer un degré suffisant de probabilité. J’aurais pu dire, autrement : « J’ai l’impression que l’autobus est passé plus tôt que d’habitude. »
2. Si quelqu’un me dit qu’il est arrivé en retard parce qu’il a manqué son autobus (parce qu’il est passé plus tôt que d’habitude), et que je réponds que je le crois, ma réponse peut être interprétée comme un acte de foi en la personne concernée ou, du moins, un témoignage de confiance
3. Si je dis: « Je crois que la vie à la campagne est plus saine » ou « Je crois que nous avons intérêt à toujours dire la vérité » , ces nouveaux « Je crois » traduisent une opinion reliée à un degré de conviction qui n’est pas précisé si ce n’est que par le ton utilisé. Un accent sur le « toujours » , par exemple, exprimerait une conviction personnelle plus grande; mais il reste que les « Je crois » de ces deux derniers exemples peuvent soulever des objections, car il s’agit là de vérités qui ne sont pas démontrées.
4. De même si je dis : « Je crois en la vie après la mort », j’exprime une opinion personnelle qui reste très difficile, voire impossible, à démontrer. Dire: « Je crois que la terre est ronde » est également une croyance personnelle mais, en ce cas, partagée par la très grande majorité des gens. La possibilité de rencontrer quelqu’un qui voudrait contredire cette affirmation est extrêmement mince.
On peut prendre conscience de la fragilité de certaines de nos croyances lorsqu’on commence à se questionner sur leurs origines. D’où viennent-elles? De l’enseignement, des découvertes, des constats, de nos expériences, intuitions, impressions? En fin de compte, ce que je cherche à dire est que, idéalement, pour bien se comprendre, il faudrait, chaque fois qu’on utilise le « je crois » , être clair sur le degré de conviction qu’on y attache. Est-ce que le « je crois » veut dire: « Je pense qu’il est possible que… » ou « Il y a de bonnes chances pour que… » ou « Je suis à peu près certain que… » ou « Je suis convaincu hors de tout doute que… » ? À la limite, on pourrait en certains cas parler en pourcentage, par exemple: « Les informations que j’ai sur cette histoire me portent à croire à 75% que cette version est la bonne » .
Quoi qu’il en soit, le but de nos échanges étant de nous comprendre et, autant que possible, de cerner la vérité, le fait d’être bien clair sur le sens qu’on accorde au « je crois » peut favoriser la communication en nous incitant à explorer davantage, et plus honnêtement je l’espère, les raisons qui nous portent à croire ceci ou cela. Je voudrais également souligner une difficulté qu’on rencontre souvent lorsqu’on parle de croyances. Il s’agit de l’attitude de certaines personnes qui voudraient imposer leurs croyances à d’autres. Ces personnes sont peut-être parfois bien intentionnées, mais elles n’ont probablement pas pris conscience d’une réalité qui m’apparaît évidente: on ne peut forcer quiconque à croire quoi que ce soit. Nos croyances se forment dans notre esprit sans que nous ayons nous-même le pouvoir de les changer simplement par un acte de volonté. C’est un peu comme un sentiment. Nous ne pouvons pas nous dire à nous-même: « Je ressens telle chose mais je n’aime pas ce sentiment, alors je vais ressentir autre chose » . De même, je ne pourrais pas me dire, par exemple : « Je suis persuadé que cet homme cherche à m’exploiter mais cette idée ne me plaît pas, alors je vais plutôt croire qu’il veut m’aider et je vais lui faire totalement confiance » . Je pourrais faire semblant, bien sûr, mais je ne pourrais pas me faire croire à moi-même que je le crois.
Aussi, j’ai de la difficulté à saisir la pensée des croisés chrétiens qui menaçaient ceux qu’ils appelaient les « infidèles » en leur disant: « Crois ou meurs » . C’est-à-dire: crois en ma religion, en mon Dieu d’amour, de justice et de paix, sinon je te tue. Outre la contradiction flagrante incluse dans cette injonction, il est bien évident que celui qui se fait menacer de cette façon a peu de choix: s’il n’a pas la possibilité de fuir ou de se défendre, il ne lui reste qu’à accepter de mourir ou bien faire semblant de croire ce qu’on lui demande de croire. Cette attitude, faire semblant de croire en quelque chose (il y aurait une réflexion intéressante à faire sur les multiples problèmes que cette attitude engendre), est bien répandue dans nos sociétés humaines et permet à beaucoup de gens d’éviter des confrontations lorsque leurs idées ne sont pas conformes à la société dans laquelle ils vivent. Forcer quelqu’un à adopter nos croyances peut être aussi illusoire que tenter de forcer un arbre à pousser. Lorsqu’on est persuadé de quelque chose, il vaut mieux tenter d’expliquer à notre interlocuteur comment nous en sommes arrivés à cette conviction, ceci, tout en essayant de comprendre le point de vue de l’autre, car le fait de comprendre l’autre nous permettra de remettre en question nos arguments et de nuancer nos propos au besoin. Si nous craignons d’examiner le point de vue de l’autre, c’est peut-être que nous n’avons pas tellement confiance en notre propre perception de la réalité. Quand on cherche honnêtement la vérité, je pense qu’il est indispensable de pouvoir s’ouvrir aux opinions des autres, c’est-à-dire au moins les considérer objectivement. On peut croire que la réalité est unique, mais il faut admettre que la perception que nous en avons peut varier énormément selon le point de vue de chacun. Notre propre point de vue personnel peut varier lui-même à son tour dans le temps. Heureusement!
Imaginons que nous sommes devant une maison et que nous demandons à différentes personnes de nous dire ce qu’elles ont devant les yeux. Une dira: « C’est un assemblage de matériaux divers (pierres, mortier, bois, clous, vis, verre, colle etc.) formant un cube plus ou moins régulier surmonté d’un triangle dont les côtés supérieurs forment un angle de 45 degrés avec la base etc. » Un agent d’immeuble verra: « Un joli petit bungalow en bonne condition, coquet et bien entretenu, dans un secteur tranquille près de tous les services, avec un grand terrain bien aménagé et de beaux arbres matures. » Un enfant dira: « Ici, c’est la maison de mon ami. Il reste là avec son chat Mimi et sa mère. Dedans, il y a juste une petite télévision, mais sa mère est gentille parce qu’on peut couper des fleurs dans la cour. » Un arpenteur décrira l’endroit comme ceci: « Lot 426 B 1246 et bâtiment ç’y érigé. Dimension du terrain – Façade: 14,56 m. profondeur: 31,43 m. Bâtisse – 8,2 m.X 10,5 m. 1 1/2 étage. Servitude publique en faveur d’Hydro-Québec no.2327-338746GF1102. Zone mixte B- 5 » . Une autre dira: « Je ne peux pas regarder cette maison sans imaginer les tristes fantômes qui , pour moi, la hantent encore. Mes arrières-grands-parents y ont élevé leurs six enfants. Lui était un ivrogne violent et je frémis d’horreur en pensant à toute la misère qui a régné dans cette demeure. » Enfin une dernière personne aura une perception tout à fait différente et décrira cette maison comme ceci « L’endroit parfait pour faire le nid de ma nouvelle petite famille: l’ambiance est chaleureuse, l’environnement est verdoyant et le voisinage a l’air sympathique. Notre petite va pouvoir se faire des amis facilement autour. »
Il est difficile de dire qui est le plus près de la vérité dans toutes ces descriptions. Présenter la réalité selon un point de vue qui convient à tout le monde est sans doute une utopie. Cependant, j’ai envie d’exprimer mon point de vue sur différents sujets, car j’ai le sentiment qu’il pourra être partagé par un grand nombre de gens.
Toutefois, avant de parler de mes propres croyances, j’aimerais préciser que, pour chacune, j’ai un degré de conviction plus ou moins stable variant du plus grand doute à la plus grande certitude. Mais il n’y a pas de cas où je pourrais parler de certitude absolue en disant, par exemple, que ceci est vrai hors de tout doute possible et indiscutablement. Je me garde donc toujours un doute en réserve, si peu raisonnable ou si infiniment petit qu’il puisse être. Dans l’ensemble toutefois, les croyances que je compte aborder ici m’apparaissent suffisamment plausibles et défendables pour en justifier la présentation. J’estime qu’il est toujours possible, dans une situation donnée, qu’un élément nouveau et imprévu apparaisse et vienne remettre en question nos certitudes. D’où mon acte de foi : tout est possible, rien n’est certain.
Toutt est dans toutt disait Raoul Duguay
Voici donc une petite croyance personnelle qui ne bouleversera « sans doute » la vie de personne mais qui me fascine tout de même lorsque j’y pense et qui me permet de relativiser la portée de beaucoup d’autres croyances, que ce soient les miennes ou celles des autres.
Dans mon enfance, j’ai appris l’existence des molécules et des atomes comme composantes matérielles des corps physiques qui constituent notre environnement perceptible (et, évidemment, qui nous constituent nous-mêmes) et j’ai également appris, à la même période, la structure astronomique de l’univers, c’est-à-dire bien simplement la petitesse relative de la Terre, sa position dans l’espace, sa rotation avec d’autres planètes semblables en orbite autour du Soleil et la multiplicité de systèmes solaires comparables représentés potentiellement par autant d’étoiles visibles ou invisibles, sans compter tous les autres corps célestes et phénomènes obscurs; ayant appris tout ça assez jeune donc, je n’ai pu m’empêcher, avec le temps, de faire un rapprochement entre ces deux visions du monde, c’est-à-dire le point de vue microscopique et le point de vue macroscopique. Je ne suis certainement pas le seul à avoir pensé que notre planète, la Terre, pouvait être comparée à un électron en orbite autour de son noyau, le Soleil. De même, le système solaire peut être vu comme un atome composant, avec les autres étoiles et leurs satellites, un corps infiniment grand. De toute évidence, la dimension de ce corps ne nous permettrait pas d’en connaître la nature ni la forme, notre perception se limitant à une infime partie de celui-ci. Mais, pour nous amuser, rien ne nous empêche d’imaginer que le système solaire puisse être un atome formant, par exemple, le bout de l’ongle d’un géant astronomiquement grand.
Par ailleurs, si la machine à rapetisser existait, on pourrait s’y embarquer pour entreprendre un voyage dans un refoulement digne de ce nom. On rétrécirait donc jusqu’à pouvoir poser les pieds sur un des électrons en orbite autour d’un atome composant, par exemple, une des innombrables cellules du corps d’une personne. Imaginons qu’on puisse aboutir quelque part à l’intérieur d’immenses galaxies qui constitueraient un neurone. Alors, on y atterrit et on explore ce nouveau monde.
Bien sûr, ces deux mondes, communément appelés infiniment petit et infiniment grand, peuvent déjà suffire à nous donner un aperçu de l’infini. Dans un ordre d’idées un peu différent, on pourrait essayer d’imaginer le nombre de personnes vivant actuellement sur la Terre, le nombre de vies, d’histoires personnelles que ça peut représenter, puis d’ajouter à ça les vies de nos prédécesseurs aujourd’hui décédés. Il y aurait déjà de quoi être étourdi. Et si on ajoutait toutes les vies animales avec toutes leurs douleurs et leurs joies, leurs tragédies personnelles et leurs moments de grâce, on en aurait sûrement pour une éternité à explorer le contenu de toutes ces vies.
Mais tout ça n’est rien. Enfin non ce n’est pas rien, mais il est possible d’imaginer des mondes dans une perspective encore plus vaste. Nous avons considéré les dimensions microscopique et macroscopique les plus près de notre réalité d’humains vivant sur la Terre. Voyons maintenant un autre aspect étourdissant de ces dimensions, qui est la question du temps. Par exemple, imaginons un électron tournant autour de son noyau, comme la Terre autour du Soleil, et que sa vitesse de rotation (l’électron) soit, selon notre échelle de grandeur, disons d’un milliard de tours par seconde (chiffre gratuit de ma part mais ajustable selon les connaissances de chacun). Imaginons maintenant que, pour les êtres hypothétiques vivant sur cet électron, ce milliardième de seconde représente une année. Cela nous permet de nous faire une toute petite idée de tout ce qui peut se passer dans cette dimension. Des mondes et des mondes à perte de vue (à perte de pensée, devrais-je dire) qui naissent, évoluent et meurent sans arrêt. N’oublions pas de nous reporter aussi à l’infiniment grand le plus près de nous et de transposer la même hypothèse à notre univers de galaxies. Ici, à l’inverse de la dimension précédente, les millénaires attribués à l’apparition de la vie sur la Terre et à son évolution jusqu’à nous deviennent des millisecondes dans l’histoire du corps du géant présumé dont nous ferions partie.
Et tout ça ne serait encore rien, selon moi, car je crois qu’il n’y a pas de fin à la multiplication ou à la division. Ici, je précise que mon » je crois » veut dire ceci: je n’arrive pas à imaginer qu’il puisse en être autrement.
Allons donc plus loin et divisons théoriquement un atome en plus petites parties. On peut certainement dire: « Ceci est la plus petite partie possible d’un corps » . Mais cela veut dire la plus petite partie que nous sommes en mesure d’observer. Cependant, rien ne nous permet de croire que l’univers s’arrête là. Il y a toujours plus petit que plus petit et plus grand que plus grand, comme il y a toujours eu un avant l’avant et il y aura toujours un après l’après. Comment pourrait-il en être autrement?
Évidemment, je suis tenté d’appliquer cette idée à l’infinie multiplicité des mondes et je poursuis mon voyage imaginaire dans le rétrécissement. De la surface de l’électron où je m’étais arrêté, je prélève un caillou (ou le bout d’un cheveu d’un volontaire présent) et m’y rétrécis à nouveau jusqu’à atteindre les atomes de cet élément d’atome. J’atterris encore sur une particule inconnue et je répète ce voyage indéfiniment, d’une dimension à l’autre, d’un ordre de grandeur à l’autre. Bien sûr, chaque fois le temps subit le même refoulement, et je me perds dans le vertige de l’infini-éternel.
Et si ni le temps ni l’espace n’ont de limites, qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer qu’à force d’explorer les multiples combinaisons possibles de situations, on découvre l’existence, quelque part dans cette infinité, d’un monde semblable au nôtre? Tous les hasards qui ont fait de notre monde ce qu’il est ne seraient-t-ils pas, en effet, appelés à se répéter si on envisage les probabilités à l’échelle de l’infini et de l’éternité? Voilà qui rend cette spéculation encore plus vertigineuse.
Il s’agit évidemment, ici, d’une croyance personnelle qui accorde à ma situation d’être humain une importance extrêmement relative. Alors, quand j’entends parler de Dieu, de l’infini, de la vie après la mort ou, simplement, de la vie, je ne peux m’empêcher de mettre ces concepts en relation avec l’idée que « toutt est dans toutt » .
Le bonheur
Le bonheur est notre but. Est-ce assez évident? Sommes-nous au moins tous d’accord là-dessus? Bien sûr, on admet que l’idéal, c’est le bonheur. Mais on oublie souvent que le bonheur est un sentiment qui a une durée.
Je tente ici une définition du bonheur: sentiment agréable provoqué par la conscience de l’amélioration de notre état ou de notre situation. Autrement dit, il s’agit du passage d’un état quelconque à un état plus positif pour nous. Il y a là pour moi des notions de mouvement, de transformation, d’évolution et de temps.
Un exemple simple: quelqu’un gèle dehors; il fait froid, il vente, il pleut, la personne est mal habillée, elle ne se sent pas bien, elle souffre. Elle entre alors dans une maison bien chaude, change ses vêtements pour des vêtements secs et va s’installer confortablement près du feu. Voilà un moment agréable pour cette personne. Imaginons qu’il y avait une autre personne dans cette maison confortable et, pour cette autre, qui n’était pas sortie, le confort était déjà là, acquis, assuré, et ses pensées, sentiments ou préoccupations étaient ailleurs. Pour la première personne, ce fut un instant de bonheur mais pour la deuxième, rien de particulier en rapport avec le sentiment de confort. Le bonheur est donc lié à la capacité d’appréciation que nous avons d’une situation. Si nous ne souffrons pas du froid, nous n’apprécierons pas la chaleur. Et, bien sûr, cette capacité d’appréciation a ses limites. Si nous n’avons froid qu’un tout petit peu, la chaleur ne nous donnera qu’un petit moment de bonheur. Si nous avons souffert du froid toute notre enfance et que nous avons, à l’âge adulte, la possibilité de nous payer une bonne maison chaude, il est probable que nous allons la garder toujours bien chaude et l’apprécier le reste de notre vie.
Imaginons, pour un autre exemple, une personne qui aurait vécu toute sa vie dans un pays où le climat est absolument stable et confortable. Vous parlez à cette personne du bonheur que vous éprouvez à séjourner dans son pays à cause du climat. Si elle a de l’information pour savoir ce que peut représenter vivre sous un autre climat, elle arrivera à vous comprendre par le raisonnement en essayant de transposer vos explications sur un autre plan de sa vie, mais il sera très difficile pour elle d’imaginer ce que vous ressentez vraiment car, pour elle, le climat n’a rien à voir avec le bonheur.
Ce que je veux souligner ici, c’est qu’on a tendance à oublier que le bonheur n’existe pas en tant que phénomène fixe et qu’il est plutôt extrêmement relatif. Il est toujours associé à un élément plus négatif qui permet de le faire percevoir par la conscience par effet de contraste. Le bonheur est passager et il en faut toujours plus pour pouvoir l’apprécier. C’est peut-être là un des éléments d’explication de l’évolution de la vie: la recherche perpétuelle du bonheur.
L’utilité de la souffrance
Ceci m’amène à ouvrir une parenthèse pour tenter de réhabiliter la souffrance et la douleur, leur accorder le droit d’exister. Souffrance et douleur sont des repères indispensables pour le maintien de la vie. La vie d’un organisme est dépendante de plusieurs états d’équilibre à l’intérieur même de cet organisme. Par exemple: on se brûle la main sur une flamme. On serait porté à penser: « Ah! quel malheur, la vie est trop dure » etc. Mais il faut que ça fasse mal, et la vie, en ce cas-là, a bien raison d’être dure. Évidemment si ça faisait moins mal, on ne réagirait pas si vite et on risquerait d’endommager gravement notre main. On peut même imaginer quelques « machos » , amateurs de défis, s’amuser à regarder leur peau brûler et essayer d’épater quelques témoins impressionnables. Mais où irions-nous? Et si on ne ressentait aucune douleur? Alors là on peut imaginer le pire: des êtres vivants se laissant détruire sans réaction aucune et finalement se laissant mourir probablement sans même s’en rendre compte. La douleur ou la souffrance (à tort ou à raison j’emploie les deux mots comme synonymes) en opposition avec le plaisir ou le bonheur seraient les informations de base qui détermineraient les choix, les réactions et les orientations de tout être vivant. Si la souffrance disparaissait, le plaisir et le bonheur disparaîtraient aussi après peu de temps, puis la vie elle-même s’éteindrait doucement, faute de pouvoir distinguer ce qui la détruit de ce qui la nourrit.
L’individu
Je me questionne parfois sur la nature de l’individu. Qu’est-ce qu’un individu? Où est-ce qu’il commence et finit? Si je m’examine moi-même en tant qu’individu, il m’arrive de penser que je n’existe peut-être pas comme tel. Je serais plutôt un point géométrique localisé dans l’espace mais sans dimension propre. C’est-à-dire que je serais un point, sans hauteur ni largeur ni profondeur, ni poids ni volume; un point donc qui n’aurait qu’une existence théorique, point autour duquel se seraient rencontrés et combinés deux codes génétiques. Le résultat de cette combinaison étant une entité, un organisme programmé pour réagir de façon précise à son environnement, il s’en est suivi une croissance et une multiplication de cette première cellule organique. Et moi, je ne serais encore que le point autour duquel gravitent ces particules chimiques et organiques. Qui suis-je donc? L’âme, que certaines croyances voudraient m’attribuer, est-elle la mienne ou simplement l’âme de la vie totale?
Le lampadaire
J’ouvre une parenthèse pour raconter une petite histoire qui m’avait accroché lorsque j’étais enfant. Il s’agit d’une bande dessinée de quelques images mettant en scène deux personnages.
On voit d’abord un homme, la tête penchée vers le sol, qui semble chercher quelque chose par terre dans une rue déserte, la nuit, à la lueur d’un lampadaire. Un passant s’approche et lui demande s’il a perdu quelque chose. L’homme explique qu’il a perdu sa montre. Le passant lui offre de l’aider à la retrouver, ce que l’autre accepte avec gratitude. Les deux se mettent donc à chercher à la lueur du lampadaire. Après un moment de vaines recherches, le passant demande à l’homme: « Mais avez-vous une idée d’où, à peu près, vous avez perdu votre montre? » L’homme lui répond: « Oh oui, c’est quelque part par là-bas, dans le coin sombre de cette ruelle. « Le passant, étonné, demande: « Mais alors, si c’est là-bas, pourquoi cherchez-vous par ici? » Et l’homme lui répond: « C’est parce qu’ici, sous le lampadaire, j’y vois plus clair. »
Cette petite blague m’a frappé par son absurdité et, si elle me revient en mémoire encore aujourd’hui, je me demande si ce n’est pas parce qu’elle illustre bien l’absurdité de certaines de nos attitudes dans la recherche de la vérité et dans notre tentative de comprendre la réalité. (référence 1)
Nous n’avons aucun mérite
Ici, j’aborde une croyance personnelle sans trop savoir jusqu’à quel point elle pourrait susciter de réaction chez les autres. Serait-elle reçue avec indifférence ou simplement incomprise? Serait-elle reçue comme une révélation qui viendrait éclairer et libérer certains ou comme un affront intolérable à une forme préconçue de dignité humaine? Je n’en sais rien.
Lorsque j’étais adolescent je baignais dans une culture très religieuse, catholique plus précisément. Ce conditionnement provenait de ma famille, bien sûr, mais encore plus de l’ensemble de la société et particulièrement, dans mon cas, de l’école. La foi religieuse et la morale qui y était attachée occupaient une place énorme dans le quotidien et finissaient toujours par m’apparaître très lourdes. Est-ce que Dieu me voit? Qu’est-ce qu’il pense de moi quand je fais ceci ou cela? Va-t-il me punir ou me récompenser? Pendant ma vie ou après ma mort? Est-ce qu’il attend de moi que je souffre pour Lui prouver que je l’aime, comme Jésus ou comme ces gens qu’on torture, paraît-il, pour les forcer à renier leur foi?
Déjà, avant l’âge de l’école, j’avais entendu parler de la vie après la mort et du jugement dernier où sont séparés, devant la grande assemblée des vivants et des morts, les bons d’un côté pour la récompense du ciel éternel et de l’autre les méchants pour la punition de l’enfer. J’avais appris, de plus, que le bon Dieu était infiniment juste et qu’il allait tenir compte, dans son jugement, des circonstances atténuantes (ce n’est sûrement pas le vocabulaire qu’on a utilisé pour m’instruire, mais ça reflète ce que j’en ai compris). Alors, je me suis mis à penser que tout le monde allait assister au procès de tout le monde, que nous allions tous y passer un par un. Et, pour bien saisir la portée des circonstances atténuantes dans la vie de chaque personne, il ne suffisait pas d’entendre simplement raconter son histoire. Cette formule risquait de trop déformer les faits et de provoquer un mauvais jugement. Il fallait visualiser la vie de la personne et la repasser dans ses moindres détails. J’imaginais une sorte de cinéma en trois dimensions avec son stéréophonique impeccablement fidèle; de plus, il fallait que les odeurs soient reproduites avec autant de fidélité ainsi que les sensations du toucher, du chaud et du froid, etc. Je n’avais pas pensé au goût ainsi qu’à toutes les sensations internes, mal au ventre, engourdissement, sensation de perte d’équilibre (j’ajouterais, aujourd’hui: plaisir, angoisse, peine, joie) etc., mais il faudrait certainement en tenir compte aussi pour obtenir une représentation parfaitement fidèle de la vie d’une personne, du point de vue même de cette personne, pour vraiment ressentir exactement ce qu’elle a vécu.
Plus tard dans mon enfance s’est ajoutée l’idée que ce « film » d’une vie n’aurait pas un caractère absolument authentique pour ceux qui le visualiseraient si on n’avait pas préalablement effacé de leur mémoire le souvenir de leur propre vie, car ce souvenir viendrait inévitablement se superposer à la visualisation du film en cours et empêcherait sa perception pure.
Une telle pureté de perception aurait pour conséquence que ceux qui assisteraient à ce film s’identifieraient totalement et sans l’ombre d’un doute au « personnage caméra » , c’est-à-dire la personne qu’on regarde vivre à travers ses yeux et tous ses sens. Chaque spectateur se prendrait donc pour la personne dont il regarde la vie et serait persuadé d’être en train de vivre cette vie.
Je n’ai pu m’empêcher d’extrapoler un peu plus et d’imaginer que, peut-être en ce moment, la foule du monde entier était en train de regarder ma vie avec moi et que ce qui se passait actuellement je le vivais pour la deuxième fois. Ou encore: qu’est-ce qui me dit que c’est bien ma vie que je vis? Peut-être suis-je un de ces innombrables spectateurs assistant au déroulement de la vie d’un nommé Guy Richer au XXe siècle et que je me prends pour ce Guy Richer, étant donné qu’on aurait effacé le souvenir de ma propre vie.
Relativement au jugement dernier, j’en ai conclu qu’il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de porter un jugement sur qui que ce soit et d’attribuer un mérite positif ou négatif à sa vie. Mon intuition me disait que, si j’étais à la place de quelqu’un d’autre, si j’étais réellement dans sa peau avec tout le conditionnement préalable de sa vie, j’agirais sans doute comme lui (ou elle).
Plus tard, cette question devint cruciale pour moi, car la religion catholique exerçait une pression si grande sur mes pensées qu’il me fallait savoir si les principes sur lesquels elle reposait étaient vrais ou faux. Déjà, peut-être en troisième année, le petit catéchisme avait choqué mon esprit en donnant sa définition d’un mystère (par exemple: le mystère d’un seul Dieu en trois personnes): « Le mystère est une vérité que nous devons croire mais que nous ne pouvons pas comprendre » . Je trouvais que c’était sous-estimer ou même mépriser notre intelligence. Plus tard, j’ai senti que c’était une façon subtile de nous inviter à ne pas trop réfléchir sur ce qu’on nous présentait comme dogme de foi.
Après avoir découvert l’existence de la psychologie à travers la lecture de quelques livres de vulgarisation, j’ai commencé à élaborer le raisonnement suivant. Lorsque nous naissons, nous héritons d’un code génétique issu de l’union de nos parents. J’estime que nous n’avons pas la responsabilité de ce choix, car nous n’étions pas encore là au moment où il s’est fait. Puis, à partir de ce moule génétique, nos cellules se multiplient pour obéir à la loi que la vie leur impose. Un petit corps se forme et, durant toute la période de gestation, il reçoit à peu près ce qu’il lui faut pour répondre à ses besoins (maintenant je dis « à peu près » , mais, à l’adolescence, je n’avais pas pensé à cette période de gestation, croyant que les conditionnements de la vie commençaient avec la naissance). Déjà donc, le fait que les besoins d’un fœtus soient plus ou moins bien comblés constitue un premier conditionnement de cette nouvelle entité vivante. La naissance arrive, l’enfant se trouve plongé dans un nouveau monde et son but n’est que de répondre aux besoins que lui signale son corps pour vivre. Il ressent un besoin et finit par découvrir que, s’il se comporte de telle façon, il obtient satisfaction ou, au contraire, rien n’est résolu et le besoin devient plus intense. Il apprend ainsi un code personnel de comportement basé sur les expériences vécues. Il ressent un besoin et il réagit en cherchant, par tâtonnement, différentes façons d’y répondre. Lorsqu’un résultat positif est obtenu, la technique ou la méthode utilisée est gardée en mémoire en association avec le résultat. À la prochaine occasion de répondre à un besoin, l’enfant réagit encore en cherchant la solution. Il se peut qu’il la trouve encore par tâtonnement ou par hasard, mais il se peut aussi, si ce besoin présente des points communs avec un autre précédemment comblé, que l’association « méthode et besoin comblé » , gardée en mémoire, lui fournisse la solution toute faite ou, du moins, une piste à essayer. C’est ainsi que se construisent la psychologie d’une personne, ses souvenirs, ses idées, ses intuitions, ses émotions, sa personnalité, son caractère, son âme, son histoire, etc. Je me suis mis à regarder honnêtement ce processus et j’en ai conclu qu’en aucun cas on pouvait attribuer une responsabilité à une personne pour ses actions, ses désirs ou ses pensées ou quoi que ce soit.
Je dois être bien clair sur le sens que j’accorde ici au mot responsabilité. Lorsqu’on est distrait au volant d’une auto pour une raison quelconque, qu’elle soit légitime ou non, et qu’on frappe accidentellement une autre auto parce qu’on n’a pas vu un arrêt, on se fera dire évidemment qu’on est responsable. C’est vrai. Mais il s’agit pour moi d’une responsabilité que je qualifierais de relative; c’est-à-dire qu’elle constitue une cause, une explication à un phénomène. Il y a eu un accident, on cherche la cause, quoi ou qui en est responsable. En ce cas, c’est nous, c’est notre distraction.
Mais la responsabilité dont je parlais avant se réfère plutôt à l’absolu. Ainsi, si nous avons causé un accident à cause d’une distraction, on pourrait se demander quelle est la cause de cette distraction et quelle est la cause de cette cause, etc. On constatera alors que tout geste, qu’il soit perçu ou considéré comme bon ou mauvais, a une cause, et que toute attitude, tout comportement, toute réaction peuvent théoriquement s’expliquer.
L’enfant donc qui apprend à vivre apprend comment réagir pour améliorer sa situation. On ne peut pas lui attribuer un mérite pour avoir choisi telle attitude. Il ne fait que de son mieux pour être heureux avec les moyens qu’il a.
La notion de mérite ou de responsabilité (absolue) m’apparaît indispensable pour fonder la croyance d’une récompense ou d’une punition lors d’une éventuelle vie après la mort. Or, compte tenu de mon raisonnement précédent sur la chaîne infinie des causes aboutissant à tout comportement, je ne peux reprocher à personne les gestes les plus terriblement mauvais soient-ils non plus que je peux attribuer un mérite pour les attitudes les plus glorieuses.
J’ai conclu, adolescent, que, dès les premiers instants de notre naissance, les premiers conditionnements se greffent à notre hérédité génétique pour nous former et que ce que nous devenons à chaque instant détermine notre façon de réagir par la suite aux stimuli de notre environnement. Ce processus de formation, sous forme de jeu de ping-pong, pourrait se schématiser ainsi: données génétiques de base (flèche vers la droite) action du milieu sur ces données (flèche vers la droite) réaction sur le milieu à partir des données de base (flèche vers la droite) réaction du milieu sur les données entraînant (flèche vers la droite) modification des données et nouvelle réaction sur le milieu (flèche vers la droite) réaction du milieu et re-modification des données (flèche vers la droite) nouvelle réaction sur le milieu, etc.
Avec cette vision des choses, j’en ai déduit à 14 ans que les principes sur lesquels reposait la religion et surtout son aspect moral ne pouvaient être vrais. Il ne peut y avoir une récompense ou une punition après la mort, on ne peut juger personne et le bien et le mal sont des notions très relatives (un chat qui mange une souris, c’est bien pour le chat mais c’est mal pour la souris).
Bien sûr, à partir de ce moment, j’ai dû vivre avec mes idées et les avantages et inconvénients que cela comportait. D’abord, je me suis senti seul, ayant peu de gens avec qui partager ces croyances. Je me rendais bien compte que la société, tout en commençant à se prétendre laïque (c’était l’époque de la Révolution tranquille au Québec), avait quand même comme fondement moral cette croyance en l’existence du bien et du mal et cette notion de mérite ancrée au plus profond des pensées les plus communes, c’est-à-dire d’à peu près tout le monde.
Je remettais en question la notion de péché, de faute, de mérite et de responsabilité. Personne n’était plus coupable de rien et personne n’avait aucun mérite. Dans mon esprit, tout l’édifice religieux s’est mis à se fissurer et se désintégrer. Fini l’absurde péché originel donné en héritage à chaque être humain, finies la honte du péché, la culpabilité des désirs inavouables, finies aussi la fierté et l’orgueil de faire partie de la catégorie des bonnes gens, finis le jugement dernier, le ciel et l’enfer. En un sens je suis devenu un être totalement amoral en plus d’être athée.
À partir de ce moment, je me suis mis à observer les comportements, les miens et ceux des autres, non pas pour juger, mais bien pour comprendre. Et j’ai développé, jusqu’à un certain point, le réflexe de me mettre, dans la mesure où mon imagination le permet bien sûr, à la place des autres.
Je me souviens d’un événement qui m’a frappé (au propre comme au figuré). Un jour à l’école, pendant un cours d’anglais, je placotais un peu avec mon voisin de pupitre à travers les explications du professeur (un Américain qui ne parlait que l’anglais). Il y avait un gars assis juste en avant du professeur et qui ne cessait de se retourner vers l’arrière et de regarder je ne sais quoi. Il s’est mis à se retourner de plus en plus souvent et de plus en plus vers nous (mon voisin et moi). Nous l’avions remarqué et, à travers quelques petites blagues que nous nous étions contées, nous avons commencé à lui porter plus d’attention tout en rigolant occasionnellement. Tout à coup, sans tenir compte du professeur qui donnait son cours, le gars se lève, vient se planter directement devant nous et nous demande si nous avons son livre. À partir de cet instant, tout se passe très vite dans ma tête. Sur le coup, je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Une fraction de seconde plus tard, me revient à la mémoire une scène qui s’était passée juste avant le début du cours, au moment où tout le monde entrait et s’installait.
À ce moment-là, j’avais vaguement remarqué un gars qui était entré dans la classe et avait placé, d’un geste rapide, presque furtif, un livre sur la tablette d’un des pupitres (c’est-à-dire la tablette qui sert de rangement sous chaque pupitre). À l’instant même où ce souvenir m’est réapparu, j’ai compris la situation : le gars devant nous cherchait désespérément son livre d’anglais pour pouvoir suivre le cours; un autre étudiant, pour lui jouer un tour, l’avait caché dans ce pupitre et, par hasard, je m’étais assis justement à ce pupitre. Alors, je réponds au gars: « Ah tiens! Attends un peu je vais voir » . Je me penche, fouille sous le bureau et mon hypothèse se confirme. Je me relève en lui présentant le fameux livre.
À cet instant, je reçois un fort coup de poing au visage et il me semble voir un éclair. Entre cet instant et le moment où je me suis retrouvé par terre, après avoir basculé de ma chaise par en arrière, j’ai compris la suite: le gars cherchait son livre, il a fini par nous repérer, mon voisin et moi, vu qu’on rigolait et qu’on le regardait de plus en plus. En ressortant le livre, je devais avoir le sourire de celui qui vient de comprendre quelque chose, mais, du point de vue du gars, j’avais plutôt le sourire de celui qui s’était moqué de lui depuis le début et qui rigolait jusqu’à la dernière seconde. Quel malentendu! Et je comprenais bien sa colère. Ayant tout compris ça en une seconde, il était impossible pour moi de réagir en l’engueulant ou en tentant de me venger de son coup. Je ne pouvais pas lui en vouloir car, selon sa perception de l’événement, il avait raison d’être en colère contre moi.
Alors je me suis relevé et rassis sur ma chaise tandis qu’il retournait à sa place avec son livre. Je sentais bien que personne n’avait rien compris ni du geste du gars ni de ma réaction « pacifique » . J’étais le seul à avoir tout compris. Le professeur (fraîchement parachuté des États-Unis), étonné et intrigué, nous a invités à rester après le cours pour lui donner des explications; ce que nous avons fait. Je ne suis pas certain d’avoir réussi à rendre tout ça très clair ni pour le professeur, à cause de la langue, ni pour le gars, à cause de sa colère qui l’empêchait de croire ma version.
Avec cette vision des choses, j’ai souvent eu l’impression de me retrouver entre deux feux, par exemple dans des situations où deux personnes (ou deux groupes) s’opposent par leurs points de vue différents et moi, qui comprends les deux points de vue, je ne peux condamner ni un ni l’autre, ni leur donner complètement raison.
Cette perception, que j’ai, a eu tendance à se généraliser dans mes attitudes et a fini par me faire sentir étranger dans les situations de conflit ou même simplement de compétition, comme si je ne voyais aucun intérêt à attiser un conflit par des arguments ou par quelque attitude agressive que ce soit. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre la réalité, de s’expliquer pour finir par trouver la vérité, de dissiper les malentendus, de cultiver la confiance et le goût de la vérité.
Je crois que si quelqu’un veut me suivre dans mes réflexions, il doit toujours garder en tête que je cherche à comprendre la réalité, je ne cherche pas à démontrer les torts ou les fautes de qui que ce soit. Pour moi, il n’y a pas de torts ni de fautes, il n’y a que des êtres qui, comme moi, cherchent à être heureux avec les moyens dont ils disposent. On peut certainement se perdre dans des illusions, faire fausse route ou s’accrocher à des mirages, mais il y a moyen de s’entraider, de s’éclairer mutuellement; c’est, pour moi, le but de la communication.
Naissance d’un moi
Je me demande souvent ce qui fait qu’on est une personne et non pas une autre. Qui suis-je? Qu’est-ce que le moi? Pourquoi je sens toujours cette limite, cette frontière entre moi et les autres?
Selon ma perception, deux choses importantes existent: moi et le reste de l’univers. Je suis à peu près certain que tout humain qui se regarde penser honnêtement dira la même chose. « Moi » est le seul point de vue dont je dispose sur l’univers.
Avant de naître, ma conscience a commencé à se former. Mais je ne savais pas que j’étais moi parce que je ne pouvais même pas soupçonner qu’il pouvait exister autre chose que moi. Surtout au début, j’étais en fusion avec ma mère. J’étais tout l’univers, car tout n’était qu’une chose selon ma perception. Mais l’instabilité a commencé à apparaître progressivement à mesure que mes cellules se multipliaient et j’ai commencé à ressentir. D’abord des différences d’états chimiques, puis des mouvements, puis des sons. Mais il m’était encore impossible de concevoir que ces éléments de vie n’étaient pas tout à fait moi. J’étais le son, le mouvement, les marées d’oxygène et de glucose. J’étais l’univers.
C’est la naissance qui a tout changé. Pas d’un coup sec mais graduellement. Tout n’allait plus de soi. Les variations d’oxygène, de glucose ou de température par exemple, qui n’avaient été jusque-là que très modestes, se sont mises à s’accentuer à un point que je n’aurais jamais pu imaginer auparavant, tant et si bien que j’en devins parfois inquiet pour ma survie. En ces cas, j’ai ressenti une angoisse monter de ma poitrine jusqu’à ma gorge pour s’échapper dans de grands cris. Souvent, heureusement, ce phénomène était suivi d’un rétablissement de l’équilibre et dans certains cas, c’est justement là par où était sortie l’angoisse qu’un soulagement arrivait: une bonne dose de ce liquide chaud et sucré venait m’imprégner de contentement. Mes lèvres ont vite appris à téter pour activer cette jouissance. En d’autres cas, c’est la température qui s’est améliorée. Je ressentais alors une chaleur sur un côté de mon corps et de, l’autre côté, un peu moins de chaleur mais une pression, un mouvement, et j’étais bien, en contact avec le corps de ma mère. C’est surtout à partir du moment où ma vue s’est développée que les choses se sont éclairées. Je voyais des choses bouger et j’ai fini par classer ces mouvements en deux catégories. Une partie des mouvements était totalement arbitraire et imprévisible. L’autre partie semblait être en rapport avec quelque chose que je ressentais. Par exemple, j’étais excité et, tout à coup, tout devenait clair. Plus tard, je me sentais plus calme et tout devenait sombre. Bien sûr, aujourd’hui, j’ai compris que j’ouvrais et je fermais les yeux, tout simplement. Mais alors, je ne savais pas encore que j’avais des yeux. La même chose pour mes mains. Je ne savais pas ce qu’étaient ces choses qui bougeaient devant moi et il m’a fallu un certain temps pour faire le lien entre ces formes mobiles et ce que je ressentais ailleurs en moi. Après un certain temps, c’est devenu évident que ces mains faisaient partie de moi, puisque je pouvais en commander le mouvement. Mais, pour comprendre ça, il a fallu que je comprenne aussi qu’il y a des choses (les choses extérieures à moi) sur lesquelles je n’ai aucune prise et d’autres que je peux plus ou moins influencer. Je venais d’amorcer ma compréhension du monde: il y a moi et il y a ce qui n’est pas moi.
Mon bonheur dépendait simplement de la satisfaction de mes besoins et, suivant la loi d’un égoïsme pur, mes réflexes se sont développés en fonction des résultats que chaque geste me permettait d’obtenir. Évidemment, j’ai commencé à réaliser que le monde extérieur n’était pas qu’une masse homogène et uniforme et j’ai appris à distinguer les choses et les êtres. Et particulièrement les êtres qui répondaient à mes besoins, à mes attentes.
Des rapports se sont établis entre moi et ces êtres dont la principale représentante était ma mère. Mon bonheur à moi était ma seule motivation, d’une façon purement égoïste. Mais les circonstances de la vie m’ont vite appris que ce bonheur, si égoïste soit-il, dépendait souvent des relations que j’avais avec les autres. Il s’agissait souvent d’un d’échange: si je te donne ceci, tu me donnes cela: si je suis gentil avec toi, tu vas bien t’occuper de moi. C’est comme ça que mon égoïsme pur s’est mis à considérer les autres, c’est-à-dire dans son propre intérêt. Et je crois que cela reste la base de mon fonctionnement social; et j’ajouterais du fonctionnement de tout le monde, car je pense être fait comme les autres lorsqu’il est question de ces grandes lignes.
Tout cela donc était pour expliquer que je ne crois pas à l’amour désintéressé, l’amour qui fait qu’on s’oublie complètement pour se consacrer au bonheur des autres. Ça m’amène à parler de l’amour, car je crois que ce mot a été tellement galvaudé et utilisé dans tellement de sens différents qu’il se trouve maintenant à la source d’un infinité de malentendus.
Sens du mot amour
Il arrive souvent dans notre culture qu’on utilise le mot « aimer » avec un sens sous-entendu d’amour désintéressé, gratuit, c’est-à-dire un sentiment tourné vers le bien-être exclusif de l’être qu’on aime et qui nie tout intérêt personnel de la part de celui ou celle qui aime. C’est la forme d’amour prônée par la philosophie chrétienne notamment. Celle-ci dit: « Aimez Dieu, aimez votre prochain » . Elle va encore plus loin en ajoutant: « Aimez vos ennemis, aimez ceux qui vous persécutent » . Elle ne dit pas: « Essayez de comprendre votre prochain, ou encore soyez bons envers ceux qui vous persécutent. »
Il m’apparaît étrange d’utiliser l’impératif du verbe pour commander un sentiment puisqu’il me semble qu’un sentiment ne se commande pas. Quand même j’ordonnerais à quiconque d’aimer le jus d’orange, mon ordre serait inutile: ceux qui ne l’aiment pas ne l’aimeraient pas davantage et ceux qui l’aiment déjà n’ont pas besoin de se faire dire ce qu’il doivent ressentir. La confusion créée par cette façon de commander l’amour engendre un problème dans notre société, c’est-à-dire que ceux qui n’aiment pas ne se sentent pas bien de ne pas aimer. Au lieu de dire « ceux qui n’aiment pas » , je devrais dire « lorsque nous n’aimons pas » , car cela m’arrive aussi, cela arrive à tout le monde. Quand on n’aime pas quelqu’un, on est porté à se sentir coupable, puisque notre éducation morale nous a martelé qu’il fallait aimer les autres, que ceux qui aiment sont bons et que ceux qui n’aiment pas sont mauvais, qu’aimer c’est bien, que ce n’est pas toujours facile mais qu’il faut s’y entraîner. Cette croyance nous empêche de faire face à la réalité et nous incite souvent à nier nos propres sentiments, c’est-à-dire les nier à nous-même, nous les cacher, les refouler, etc.
La croyance générale est qu’il y a du mérite à aimer (dans le sens d’amour désintéressé). J’ai déjà présenté mon point de vue sur la notion de mérite (pages 7 à 11). L’idée qu’on peut avoir du mérite en aimant (surtout ceux qu’on n’aime pas ) m’apparaît doublement absurde. D’abord parce que le mérite n’existe pas (dans le sens que j’ai déjà expliqué), ensuite parce qu’aimer est un sentiment sur lequel nous n’avons pas de contrôle.
En effet, comme quelqu’un qui croit que la Terre est ronde ne peut pas se dire: « Cette idée ne me plaît pas, je vais plutôt croire qu’elle est plate » ; de même, quelqu’un qui se sent mal en présence d’une personne qu’il trouve répugnante et détestable ne peut pas se dire: « Je n’aime pas ce sentiment, je vais plutôt aimer cette personne » . Et si dans un autre cas quelqu’un se sentait, au contraire, fortement attiré par quelqu’un d’autre, pensons au désir sexuel par exemple, il ne pourrait pas non plus se dire: « Non, je n’aime pas cette personne, je n’ai aucun désir qui me pousse vers elle » . Il se mentirait à lui-même, bien évidemment.
Si nous avons un contrôle, c’est celui d’être honnête ou non avec nous-même, d’admettre ou non la réalité, d’y faire face ou non. Nous pouvons essayer de la comprendre et de composer avec elle le mieux possible ou bien entretenir des illusions au risque de s’empêtrer sérieusement.
Lorsqu’on dit qu’on aime quelque chose, ça veut dire simplement que cette chose nous procure une satisfaction agréable quelconque. Peut-être devrait-on s’en tenir à ce sens lorsqu’on parle de personnes. Ça serait plus simple. Mais il semble que d’autres sens s’ajoutent à ce premier sens et je ne suis pas certain que ces significations, souvent sous-entendues, soient honnêtes. Curieusement, du sens premier évoqué quand je dis: « J’aime ce fruit, cette musique, ce paysage… » , on glisse vers un sens non pas opposé mais quand même assez éloigné lorsqu’on dit: « j’aime mon prochain » . On veut dire ici parfois: « Je rends service, j’aide tous ces gens qui me côtoient et qui me font pitié, etc. « On n’admet pas nécessairement que cela nous fait plaisir d’aider; on laisse plutôt entendre, bien souvent, qu’on pose là des gestes bien difficiles et qu’on devrait être récompensé éventuellement pour ces bons gestes. Mais la réalité, je pense, est que nous posons ces gestes parce que nous croyons qu’il est dans notre intérêt de les poser. Certains espèrent une reconnaissance future (sur Terre ou au Ciel), d’autres croient intuitivement à l’avantage qu’ils peuvent retirer personnellement de la culture de la solidarité, de l’empathie.
Égoïsme (direct et indirect)
Notre égoïsme voit deux façons de satisfaire ses besoins.
1. L’égoïsme direct: nous allons chercher ce qu’il nous faut directement, nous prenons ce que nous voulons avoir sans tenir compte des autres.
2. L’égoïsme indirect, lui, passe par la solidarité: nous cultivons différentes formes d’échange avec les autres dans l’espoir de récupérer nos investissements de don de soi. Nous espérons ainsi obtenir la protection de l’autre ou du groupe ou de la société en général, ou bénéficier de n’importe quelle autre forme de reconnaissance.
Je ne crois pas que personne n’adopte qu’une seule de ces deux formes d’égoïsme (à moins d’être fou, ce qui est quand même possible). La vie ne le permet pas. Par exemple, prenons le cas d’un criminel qui choisit d’obtenir ce qu’il veut par la force, la menace ou la peur. Bien sûr, il peut se dire: « Je vais tuer tous ceux qui me résistent et prendre ce qui me plaît » . Mais il sait bien que c’est impossible. À court terme peut-être que oui, mais à plus longue échéance, il sait bien qu’il aurait tout le monde sur le dos et qu’on aurait tôt fait de le considérer comme un indésirable menaçant et de l’éliminer. Alors, il lui faut d’abord limiter ses ambitions, ce qui n’est pas si difficile en soi, car personne n’a vraiment besoin de posséder la Terre entière pour être heureux. Ensuite, il doit se faire des alliés, c’est-à-dire des gens avec qui il devra cultiver des relations d’échange, de confiance et de solidarité. Il n’a pas le choix s’il veut survivre. C’est un peu comme s’il agrandissait son moi pour l’étendre à sa famille, son clan, « sa gang » . Il semble justement que la solidarité dans ce type de groupe soit particulièrement développée, comme pour compenser le fait qu’à l’extérieur du groupe il n’y a aucune relation de confiance d’entretenue.
Par ailleurs, il y a ceux qui ont choisi, à cause de leur conditionnement préalable, de miser sur l’égoïsme indirect en se disant, dès le départ, qu’il valait mieux entretenir de bons rapports avec tous ceux qui les entourent, convainquant, par leurs gestes de générosité, le reste du monde des avantages de vivre dans ce climat de solidarité, de confiance, de respect mutuel. Mais, encore là, cette attitude a ses limites.
À vouloir sauver tout le monde dans le respect de toute vie, sans compter que « tout le monde » pourrait inclure aussi les animaux et les végétaux, on se rend compte, éventuellement, que la vie a ses lois et ses limites. D’abord, la vie a besoin, pour vivre, de se nourrir de la vie. Ainsi, on a beau vouloir respecter la vie des plantes et des animaux, si on ne prélève pas pour nous-même une partie de cette vie pour s’en nourrir, c’est nous qui allons mourir. On accepte généralement ça, forcément.
Le tiraillement est plus grand dans la mesure où les formes de vie que nous considérons commencent à nous ressembler (mammifères, primates, animaux domestiques de compagnie, etc.) et encore plus lorsqu’il est question des humains. Je ne parle pas de l’idée de les tuer directement pour s’en nourrir mais plutôt de la compétition qui s’impose malgré nous lorsque chacun cherche à répondre à ses propres besoins. L’investissement possible dans la solidarité atteint des limites lorsqu’on se rend compte qu’on pourrait sauver tant de vies dans les hôpitaux, par exemple, tout en sachant que ces vies, d’une part, pourraient devenir un fardeau insupportable pour nous en tant que société et que, d’autre part, ces êtres sauvés par un acharnement thérapeutique (naissances de plus en plus prématurées, coma végétatif se prolongeant pendant des années) n’auraient accès qu’à une qualité de vie bien souvent misérable.
Un autre exemple de tiraillement: on arrive dans une ville et on croise un mendiant à qui on fait un petit don pour l’encourager. Puis on en rencontre un autre et un troisième et encore un autre jusqu’à ce qu’ils soient si nombreux qu’on finisse par admettre qu’on ne peut leur donner quelque chose à chacun car, alors, c’est nous-même qui allons devoir quêter.
L’égoïsme indirect fonctionne assez bien jusqu’à ce qu’on ait à faire face à ces menaces; alors l’égoïsme pur (direct) vient à la rescousse, car le premier but de la vie est de vivre. C’est la loi qui est imposée à chaque individu, sinon il meurt, se divise, se désintègre en particules autonomes et il n’y a plus d’individu.
Il me semble que, lorsque la société établit ses limites dans les efforts qu’elle accorde à protéger ses individus démunis, faibles, malades, handicapés, vieux ou dangereux, elle agit alors un peu comme un organisme vivant qui, pour assurer son équilibre et protéger sa propre survie, cesse de supporter certaines cellules malades, vieilles, etc.
Ces choix différents, que sont l’égoïsme direct, d’une part et l’égoïsme indirect (qui passe par la solidarité), d’autre part, me semblent se retrouver en équilibre dans le monde sous différents aspects, le plus évident étant l’opposition capitalisme et socialisme; le premier prônant évidemment l’égoïsme pur et le second, la solidarité. Peut-être n’est-ce pas un hasard si on retrouve dans le monde capitaliste une si forte tendance à retourner aux religions chrétiennes, comme pour rechercher un équilibre.
En effet, l’enseignement du Christ représente certainement l’ultime forme de solidarité, car il ne s’appuie pas seulement sur l’idée que le partage, le respect et le soutien mutuel sont rentables dans cette vie, mais aussi et surtout sur la croyance que ces investissements de charité verront leurs intérêts versés au centuple dans l’autre vie par la grâce et la justice du Comptable tout-puissant.
Alors, d’une manière ou d’une autre, on est toujours égoïste. Je ne dis pas ça sur un ton satirique; au contraire, je me sens serein face à cette réalité; je trouve que c’est correct, mais je crois aussi qu’il est important de l’admettre si on veut sortir de l’illusion de l’amour désintéressé et s’avancer un peu plus honnêtement sur les chemins de la vérité.
J’aimerais préciser que j’emploie ici le mot égoïsme dans un sens neutre, sans lui attacher de valeur négative comme on l’entend généralement. En fait, je lui donnerais la définition suivante: phénomène naturel qui fait que tout être vivant accorde la priorité à ses propres besoins pour assurer sa survie. Bien sûr, ce n’est pas la définition officielle du mot égoïsme, mais je n’ai pas trouvé d’autre terme qui pourrait correspondre à ma définition. J’attends les suggestions.
Je suis bien conscient que certaines des idées que j’avance, comme l’inexistence du mérite ou le fait que nous soyons tous égoïstes et que l’amour désintéressé soit une illusion, sont des idées qui peuvent susciter des craintes. En effet, si notre société admettait, du jour au lendemain, de tels concepts, elle pourrait avoir peur de détruire les fondements de sa morale et les bases de la justice pour sombrer dans l’anarchie.
Cependant je veux simplement rappeler cette histoire (Voir référence 1- mettre le numéro de la page s.v.p.) où un homme cherchait sa montre sous un lampadaire parce qu’il y faisait plus clair que dans le coin sombre où il croyait l’avoir perdue. N’est-ce pas ce que nous ferions si, après avoir constaté des faiblesses évidentes dans les bases de notre fonctionnement social, nous refuserions de remettre ces bases en question parce que nous ne savons pas par quoi nous pourrions les remplacer? Comme si on préférait continuer d’avancer en suivant nos vieilles balises, même si on découvre qu’elles sont fausses, plutôt que de s’en passer ou d’en trouver de nouvelles. On continue à chercher la vérité sous le lampadaire de nos paradigmes douteux.
Plus personnellement
Ce qui nous pousse vers les autres, c’est qu’ils nous aident à satisfaire nos besoins. Comme nos besoins peuvent être complexes, nos relations le sont également. Je pense à moi et à mes besoins. Outre mes besoins ordinaires, j’ai cru comprendre que j’avais un besoin particulier de communication, de communion avec l’univers et que ce désir de communion, de fusion (de sentir enfin que je connais tout de l’univers, que je suis devenu ou redevenu l’univers moi-même) pouvait souvent passer par le désir de connaître l’autre, de communier avec l’autre et parfois même le désir de me fondre dans l’autre, d’y plonger et de m’y dissoudre, de sorte que l’intérieur de moi soit avalé par l’extérieur de moi, que cet être, cet autre qui représente tout ce que je ne suis pas et ce qui, en même temps, me ressemble, que cet être m’accueille en ses bouillons de vie et digère ma solitude pour en fleurir de lumière ensemble enfin au monde, unis dans une co-naissance mutuelle.
Ce besoin de communion se manifeste chez moi de différentes façons. Peut-être dans mon rapport avec les choses mais plus clairement dans mon rapport avec les êtres vivants. Par exemple, enfant je rêvais de devenir un chat, un écureuil, un oiseau, une panthère noire. Plus tard, lorsque s’est développée ma sensibilité à l’autre sexe, je me suis pris à rêver de pouvoir me transformer à volonté en fille, comme pour comprendre comment on peut se sentir quand on habite un corps féminin, quand on est une femme et qu’on est perçue par les autres comme telle.
Comment se sent-on quand on porte, bien en vue sur sa poitrine, ce que j’appellerais les organes du don de soi, ces intimes fontaines de vie? Comment est-on perçue, reçue, considérée, accueillie, appréciée ou méprisée? Dans la perception des autres, passe-t-on du clan des batailleurs égoïstes et menaçants à celui des anges tendres et solidaires? Bien sûr, il s’agit là de stéréotypes, mais pouvoir traverser la frontière du sexe me permettrait peut-être d’en vérifier les fondements et de pouvoir nuancer.
La nature physique de la femme et de l’homme aurait-elle une influence sur leurs choix, sur leur préférence entre l’égoïsme direct et l’égoïsme indirect ou, en d’autres mots, entre la compétition et la solidarité? Je me questionne beaucoup sur la différence entre l’homme et la femme. Outre l’évidence du corps, qu’y a-t-il d’autre? Y a-t-il une forme de pensée féminine et une forme de pensée masculine? Si oui, quelles sont-elles? Et s’il y a une différence sur le plan de la pensée, des valeurs ou de quoi encore, cette différence est-elle intrinsèque ou le fruit d’un conditionnement culturel? Si la différence est le fruit d’un conditionnement, il sera alors difficile de prétendre que tel élément de différence est réellement masculin ou féminin.
Chez les humains, par comparaison avec ce qu’il nous est possible d’observer chez les animaux en général, il me semble que certaines différences entre les sexes ont pris des proportions énormes dans certains cas, notamment sur les plans des comportements, des rôles joués et des habiletés développées. En cherchant une explication pour l’ampleur de ces écarts, il me vient quelques images.
Principe du pli
Je pense d’abord au principe du pli. Lorsqu’on fait un pli dans une feuille de papier, il est difficile de l’enlever par la suite. Si on cherche à déchirer cette feuille, il y a des probabilités pour que la déchirure suive le pli. De même, si on fait une bonne marque d’un coup de hache sur un morceau de bois et qu’on plie ensuite de force ce morceau, il va casser où il y a une marque.
Une autre image, pour illustrer ce principe, est celle de ce petit ruisseau qui avait été bouché par des pieux couchés dans son lit pour former un gué. Les pieux avaient produit, jusqu’à un certain point, un effet de barrage. Le gravier, les cailloux, les branches et la vase s’étaient accumulés juste en amont et, par conséquent, avaient fait monter le niveau de l’eau. Celle-ci, forcée de sortir de son lit, avait inondé les berges pour contourner l’obstacle. Le ruisseau s’était dispersé ainsi dans le champ voisin par une multitude de rigoles plus ou moins congestionnées dans la vase et les feuilles mortes, à travers les herbes et les arbustes. Ce n’est que plus loin en aval qu’il avait pu retourner à son cours normal.
Pendant la saison sèche, après avoir retiré les pieux, j’ai creusé, à la petite pelle, une rigole ni plus large ni plus profonde que cette même pelle. Au début, une partie seulement de l’eau a accepté de passer par ce nouveau trajet. Mais, dès que quelques pluies nouvelles eurent gonflé un peu le ruisseau, un peu plus d’eau a emprunté la nouvelle voie, entraînant avec elle terre et gravier en érodant progressivement les bords de mon fossé. Celui-ci est alors devenu un peu plus large et plus profond. À la pluie suivante, le volume d’eau que mon fossé pouvait accueillir étant beaucoup plus grand, le ruisseau y travailla d’autant plus fort et la voie s’élargit davantage. Si bien que, de l’été à l’automne, le ruisseau avait retrouvé son ancien cours. La rigole, de la dimension d’une pelle au départ, était maintenant plus profonde que ma propre grandeur et deux fois plus large encore. Ce qui montre qu’un coup de pelle donné au bon endroit au bon moment peut faire une grande différence au bout du compte.
Ainsi, si on donne un pli à un enfant ou qu’on lui trace une rigole au moment opportun, il y a des chances pour que la vie se charge seule de l’approfondir par la suite. J’ai connu une femme qui, lorsqu’elle était enfant, aimait travailler avec les outils de menuiserie de son père. Mais celui-ci, pour être conforme à sa culture, ne pouvait pas l’encourager dans cette voie, car c’était une fille. Aujourd’hui, je suis à peu près certain que, si son père avait creusé cette rigole au bon moment, elle serait devenue aussi habile que moi dans les travaux de menuiserie, sinon plus puisqu’elle aurait eu son père pour la guider.
Bien sûr, on peut considérer la différence physique entre les sexes comme le pli à partir duquel les différences comportementales se seraient développées; mais, est-ce qu’on ne peut pas imaginer aussi que la société, dans son ensemble, pour toutes sortes de raisons, a creusé certaines rigoles pour les garçons et d’autres pour les filles, donnant aux uns et aux autres des plis différents qui aujourd’hui nous apparaissent si grands qu’on a peine à imaginer la petite rigole fraîchement creusée chez nos lointains ancêtres?
Je me suis demandé aussi s’il était possible que certains caractères personnels acquis pendant une vie pouvaient éventuellement atteindre notre code génétique et s’y inscrire pour les générations futures; et s’il était possible que ces nouvelles inscriptions se greffent, en certains cas, aux chromosomes sexuels. Ainsi, par exemple, les femmes, traditionnellement confinées par la culture dominante au rôle de gardienne du foyer et des enfants, auraient vu, à la longue, leur musculature programmée génétiquement pour être moins volumineuse et moins forte que celle des hommes en général.
Une chose m’apparaît plus probable par contre, c’est l’influence des rôles, que nous jouons dans la société, sur le développement des valeurs. Le rôle que l’on joue nous offre un point de vue sur la vie et, nécessairement, on développera une plus grande sensibilité à ce que l’on voit quotidiennement, surtout à ce dans quoi on est impliqué.
En ce sens, je me demande si, d’une manière générale, l’homme n’aurait pas été influencé pour développer sa tendance à choisir l’égoïsme direct pour satisfaire ses besoins, tandis que la femme, placée par sa nature physique dans la situation de mère (porteuse et allaiteuse), aurait été plus sensibilisée à l’intérêt de l’égoïsme indirect et serait plus portée, pour cette raison, à investir dans la solidarité, l’entraide, le support mutuel, etc.
Solidarité et compétition
On entend souvent parler des droits humains comme si ceux-ci émanaient d’une loi dite naturelle ou, mieux encore, d’une loi divine; comme s’il y avait, écrit quelque part dans le ciel, un code immuable sur lequel les humains devaient baser leur comportement. On connaît l’histoire de Moïse qui a donné aux Hébreux la Table des dix commandements en précisant que ceux-ci avaient été gravés par la main de Dieu Lui-même, ce qui, assurément, devait conférer à Moïse une grande autorité.
Mais, à mon avis, parmi les lois naturelles que nous connaissons il n’y en a pas qui puisse nous imposer un code de conduite. On connaît tous, par contre, la loi du plus fort et celle-ci persiste à s’accomplir malgré nos critiques et nos protestations (lorsqu’elle ne fait pas notre affaire).
Il y a un toujours un potentiel de conflit entre l’individu et la communauté et c’est cette tension qui nous a amenés à conclure des pactes entre nous, à les préciser, les détailler, les remettre en question, les détruire et les reconstruire sans cesse.
Les codes moraux, l’éthique et les lois sont des inventions humaines. Ce sont des ententes que nous avons établies pour tenter de gérer l’équilibre entre ce que j’appelais plus tôt l’égoïsme direct et l’égoïsme indirect. D’une part, nous avons chacun nos propres besoins et nos propres désirs. D’autre part, nous sommes appelés à vivre des situations où nos besoins entrent en conflit avec ceux des autres, ou simplement des situations où nous dépendons des autres pour répondre à nos besoins.
Le droit n’existe pas par lui-même; c’est nous qui l’établissons dans notre propre intérêt.
Quelqu’un pourrait déclarer: « Je suis le plus fort et je prône la loi du plus fort. Je détruirai quiconque s’opposera à moi ». On ne pourrait pas dire qu’il n’a pas ce droit. En fait, il l’a tant qu’il reste le plus fort. Mais nous savons très bien que son attitude va inévitablement entraîner une opposition chez d’autres qui vont finir par rassembler leurs forces pour éliminer cette nuisance publique.
Ce genre de situation a pu pousser les individus à se regrouper en sociétés et à établir des consensus à partir du raisonnement suivant: moi, en tant qu’individu, je préfère adopter des comportements qui respectent et favorisent les intérêts du groupe dont je fais partie, dans la mesure où ces comportements me permettent de satisfaire mes principaux besoins et dans la mesure également où le groupe respecte, réciproquement, mes propres intérêts. L’individu sacrifie ainsi une part de sa liberté en échange d’un support de la communauté.
On sait que les détails de ces ententes formelles ou informelles sont constamment remis en question. On sait également que les groupes peuvent être perçus comme des individus faisant partie eux-mêmes d’un groupe plus grand. On constate aujourd’hui que les différents groupes humains doivent négocier ensemble des ententes à la dimension de la planète, car l’expansion de l’humanité, de ses moyens de communication, de ses technologies, a fait que tous les groupes sont devenus plus ou moins interdépendants dans l’occupation du territoire.
Le point que je voudrais suggérer est qu’il ne faut pas s’illusionner en croyant à l’avènement d’une morale planétaire basée sur une propension naturelle de l’être humain à aider son prochain. Je pense qu’il faut plutôt comprendre qu’il est dans l’intérêt de chacun d’adhérer à un mouvement de solidarité humaine générale.
Si on laisse aller à leur guise les partisans du chacun pour soi, on peut s’attendre à ceci: sur le modèle bien connu du jeu de monopoly, les joueurs plus habiles (ou plus chanceux) grossissent leur fortune et leur pouvoir aux dépends de leurs voisins qui s’appauvrissent et finissent même par être éliminés du jeu. Puis les gros joueurs s’affrontent entre eux. Bien sûr, ils sont tous assez riches et puissants qu’ils pourraient se dire: « Cette situation me satisfait, je suis comblé, j’arrête là mes ambitions » . Mais les règles du jeu qui leur ont permis d’accéder à cette fortune continuent de s’appliquer dans leur esprit et ils se disent: « Je dois continuer à croître, sinon c’est moi qui serai mangé par un autre plus gros et je disparaîtrai à mon tour » . Alors les joueurs deviennent de plus en plus gros et de moins en moins nombreux. On peut se demander comment va se terminer cette partie. Est-ce le but du capitalisme de déclarer un jour l’ultime vainqueur qui possédera la Terre entière et maîtrisera tout le monde? Une monarchie planétaire? En fait, si le jeu se poursuit comme il a fonctionné jusqu’à maintenant, pourquoi cela ne pourrait-il pas se produire?
Jusqu’à récemment, une politique communiste tentait théoriquement de s’opposer à ce jeu. Malgré ses défauts, (une de ses faiblesses étant que l’individu a tendance à trop se fier à la collectivité et oublie de faire sa part) cette politique réussissait à maintenir un équilibre à l’échelle planétaire entre le principe de la liberté individuelle et celui du bien commun. Comme cet équilibre s’est rompu au regard des politiques entre les grandes puissances, il est à espérer qu’il se rétablisse ou se consolide à des niveaux inférieurs (c’est-à-dire dans la mentalité des populations). De cette façon, peut-être les gros joueurs seraient forcés de réduire leurs ambitions si l’énorme masse des joueurs éliminés (les moins riches, les exclus des grandes décisions) se regroupait et insistait de tout son poids pour modifier les règles du jeu dans l’intérêt du plus grand nombre; car il n’est écrit nulle part dans le ciel que les sociétés humaines doivent se conformer aux règles du jeu de monopoly. Il convient de se rappeler ceci: le droit n’existe pas par lui-même, il faut le négocier entre nous. C’est donc à nous d’établir nos règles et de décider quel genre de relations nous voulons vivre, compétition ou solidarité, et dans quelle proportion.
Argent: crédibilité, mérite et confiance
Ceci dit, pouvoir de l’argent dans notre monde contemporain m’apparaît démesuré et difficilement compatible avec une société harmonieuse. Les inégalités flagrantes qu’il permet ne semblent pas vouloir entraîner l’humanité vers une époque de paix et de saine prospérité. La disproportion entre les riches et les pauvres semble s’accroître à un rythme qui va toujours en s’accélérant, au point où on peut se demander comment cela va se terminer.
Mais, d’un autre côté, comment cela a-t-il commencé? Je veux dire : comment l’argent est-il apparu, quel était son sens au départ et comment a-t-il évolué jusqu’à la situation que nous connaissons aujourd’hui?
Évidemment, lorsqu’on pense à l’époque « prémonétaire » on pense au troc, c’est-à- dire l’échange de biens et de services. Mais le troc lui-même comporte un aspect un peu formel en ce sens qu’il implique des échanges assez définis entre des personnes ou des groupes précis. Il suppose donc que ceux qui le pratiquent ont acquis un sens de la propriété et des notions de valeurs mesurables. Mais comment seraient apparues ces notions?
J’essaie d’imaginer les relations entre les membres d’un groupe d’humains primitifs. Supposons une famille agrandie: un couple avec enfants autour duquel gravitent grands-parents, oncles, tantes, cousins, cousines, etc. Une quinzaine de personnes qu’on appellera le clan.
Ces gens qui vivent ensemble au quotidien ont forcément développé un certain degré de solidarité: ils exploitent ensemble un même territoire de cueillette, de chasse et de pêche. On peut imaginer un partage et une entraide courante dans une grande partie de leurs activités. Mais on peut aussi imaginer que chacun a sa personnalité propre comme chacun a des besoins et des capacités différents des autres. Il est bien possible alors que chacun soit perçu par les autres comme ayant une importance ou une valeur différente. Ainsi, tel individu fort et efficace, qui réussit tout ce qu’il entreprend et qui, en plus, a bon caractère, sera considéré par l’ensemble du groupe comme un être respectable. Il est précieux pour le clan, il faut lui accorder une place privilégiée et tâcher de l’avoir de son côté, si jamais se présente un conflit, pour bénéficier de sa protection. À l’opposé, on peut concevoir un autre membre du clan qui serait perçu comme un poids dont on souhaiterait se débarrasser à la première occasion. Imaginons-le plutôt faible, maladroit, un parasite toujours en train de se plaindre, de critiquer ou de piquer une colère imprévisible. Il va de soi que ces deux individus n’auront pas le même statut et ne bénéficieront pas des mêmes privilèges. On accordera spontanément du crédit au premier, dans le sens qu’on lui fera confiance et qu’on partagera facilement avec lui la bonne nourriture, etc. On lui attribuera un mérite qu’on concédera plus difficilement au second.
Nous ne sommes pas ici en présence d’un commerce formel, mesuré, calculé, mais plutôt d’un échange où l’évaluation des biens et des services est intuitive, presque inconsciente. Cette évaluation concerne une situation générale (la vie quotidienne dans le clan) et un intérêt à long terme (la conséquence des gestes posés peut s’étaler dans le temps). En somme, on pourrait dire que chaque membre du clan est inconsciemment évalué au mérite par les autres et qu’il reçoit sa part de soutien en fonction de ce qu’on estime qu’il apporte au groupe.
Bien sûr, le mérite dont je parle ici est un mérite relatif (j’ai expliqué plus haut -pages 7 à 11- que, pour moi, il n’y avait pas de mérite absolu comme celui qu’on pourrait invoquer pour séparer les bons des méchants au jugement dernier) que les membres du clan s’accordent mutuellement. On peut imaginer que l’évaluation du mérite d’une personne varie selon qu’elle est faite par un individu ou par un autre. De même, la perception qu’un individu a d’un autre peut également varier dans le temps selon les événement ou selon l’humeur. Mais, malgré ces fluctuations, on peut constater qu’il s’établit une évaluation des uns par les autres, évaluation qui finit par maintenir une certaine constance.
On accorde aux gens de valeur plus de droits et de privilèges qu’aux autres. Mais je parle de droits et nous n’avons pas encore vu comment le droit est apparu dans les sociétés primitives. En fait, je crois que le droit, la notion de propriété, la justice, les devoirs et les responsabilités sont des expressions variées du pouvoir. J’y viendrai plus loin.
La question de l’argent
À mon avis, l’argent est un papier qui reconnaît notre mérite et notre droit à partager la richesse collective. Il définit aussi dans quelle proportion nous pouvons prendre notre part. En d’autres termes, si je présente 20 dollars pour acheter quoi que ce soit, ce billet confirme que, pour une raison ou pour une autre, je mérite qu’on m’accorde pour 20 dollars de biens ou de services. Sans le système monétaire je pourrais, bien sûr, affirmer que j’ai ce mérite et, dans un monde fondé sur la confiance, on me croirait. Et si la confiance était totale, il ne serait même pas question de mérite; je prendrais selon mes besoins et je donnerais selon mes moyens, tout simplement. Dans notre société, par contre, il me faut ce billet pour me voir accorder cette crédibilité. C’est sans doute là le sens du mot crédit.
La communauté humaine contemporaine présente une caractéristique évidente qui s’est développée au courant de l’évolution des civilisations. J’en ai parlé plus haut; il s’agit de la disproportion entre les riches et les pauvres. C’est-à-dire le fait qu’il existe sur la planète des gens extrêmement riches par rapport à d’autres extrêmement démunis.
Les statistiques qu’on entend souvent à ce sujet donnent l’impression qu’on pourrait représenter cette situation par l’image d’une pyramide où on a une base large qui supporte un autre étage un peu plus étroit qui, lui-même, supporte une autre couche encore plus étroite, et ainsi de suite jusqu’au sommet qui se réduit à un seul bloc soutenu par tout le reste.
C’est un principe qu’on retrouve un peu partout dans divers systèmes hiérarchiques comme, par exemple, l’armée : un groupe de simples soldats sous les ordres d’un supérieur, lui-même assujetti à un supérieur, responsable de plusieurs groupes, ce dernier étant aussi sous l’autorité d’un plus haut gradé et ainsi de suite jusqu’au chef suprême.
Dans la nature, on retrouve également le principe de la pyramide lorsqu’on considère les différentes espèces, particulièrement sous l’angle de la chaîne alimentaire. Des quantités infinies de micro-organismes se nourrissent de molécules tirées du monde minéral. À leur tour, des plantes de toutes dimensions puisent l’énergie et la matière nécessaires à leur vie soit directement dans les éléments minéraux, soit en passant par les micro-organismes qui les ont déjà conditionnés. À un niveau supérieur, des animaux se nourrissent de ces plantes et, parmi ces animaux, certains, généralement plus gros, se nourrissent d’autres animaux.
C’est ainsi qu’on voit apparaître dans la nature des disproportions numériques quant au nombre de vies qui sont parfois nécessaires pour en entretenir une seule. Par exemple, on dit que la baleine doit engloutir quotidiennement des tonnes de petites bestioles (comme des crevettes) pour assurer sa subsistance.
L’humain lui-même, vu comme un animal supérieur dans cette pyramide alimentaire, vit aux dépends de plusieurs espèces vivantes, végétales et animales. Deux questions se posent sur le comportement humain:
1. L’intensité croissante avec laquelle les ressources naturelles sont exploitées par ce dernier est-elle un cercle vicieux qui devient une menace pour la survie de l’humanité (en plus d’autres espèces)? C’est-à-dire : l’appétit de plus en plus incontrôlé des humains pour consommer plantes, animaux, sources d’énergie, etc. risque-t-il de détruire ces ressources et leur potentiel de régénération? Le bœuf va-t-il devenir plus gros que son pâturage et mourir de faim?
2. Le principe de la pyramide, qui, dans la nature, implique généralement l’exploitation d’une espèce dite inférieure (du point de vue de la chaîne alimentaire) par une autre dite supérieure, est-il en train de se transposer d’une manière disproportionnée à l’ensemble de l’humanité? C’est-à-dire une exploitation, de forme pyramidale, de l’humain par l’humain.
Bien sûr, d’aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire humaine, on a pu observer des comportements de domination des uns par les autres, par la force ou autrement. Les mots vol, guerre, esclavage, etc. ne sont pas nouveaux du dernier siècle.
De ces deux questions sur le comportement humain, je voudrais tenter d’explorer d’abord la seconde (la pyramide d’exploitation) parce que quelque chose me dit que si on y trouve quelques réponses, celles-ci seront sans doute valables aussi pour la première question (le bœuf) plus gros que son pâturage).
On parle donc ici de l’exploitation de l’humain par l’humain. Il ne s’agit plus seulement de compétition où les plus forts s’approprient les meilleurs morceaux d’un butin de chasse ou encore éloignent les autres d’un territoire qu’ils veulent se réserver. La compétition s’est systématisée, elle est passée au stade de l’exploitation. Les plus forts ont consolidé leur domination au point que les faibles ont même renoncé à la contester. Ces derniers se contentent de servir le maître en espérant bénéficier de ses bonnes grâces en retour.
Pensons à ces sociétés fortement hiérarchisées, divisées en classes sociales bien précises, des castes aux frontières étanches qu’il n’est même pas question de tenter de franchir. En Inde, par exemple, où, dit-on, si on est de la caste des balayeurs de rue, on est persuadé qu’on ne pourra jamais être balayeur de maison. On croit qu’il est inutile de tenter de monter dans l’échelle sociale. « Nos ancêtres sont de cette caste, nos descendants le seront aussi. Nous sommes inférieurs ou supérieurs selon le cas; c’est de naissance, c’est ainsi. Ce serait contre nature d’essayer de changer la situation » .
On voit la force de cette croyance (en des êtres humains supérieurs) dans l’histoire des Contes des mille et une nuits, par exemple, où le calife décide d’épouser chaque jour une nouvelle femme pour la tuer le lendemain. Même le grand vizir, qui lui succède directement dans la hiérarchie, se soumet à cet ordre déchirant en lui cédant sa propre fille, Shéhérazade. Il n’y a pas de discussion possible; un ordre d’un supérieur, c’est un ordre et c’est forcément « bien » , c’est-à-dire ce qui doit être. Comme pour Abraham à qui Dieu a demandé le sacrifice de son fils Isaac.
On peut retrouver partout dans le monde actuel des exemples de ces disproportions dans la distribution du pouvoir. On n’a qu’à traduire les degrés d’autorité en termes de pouvoir financier pour savoir qui domine qui.
Retrouve-t-on dans la nature de telles disproportions? On sait que, chez les bovins et autres animaux semblables, il s’établit un système où un mâle domine un troupeau, s’accordant, entre autres, le privilège de l’accouplement avec les femelles. Mais on sait aussi que cette domination a des limites. Plus le troupeau augmente en nombre, plus le mâle dominant aura de la difficulté à contrôler ses privilèges. Avec le temps également, viendront d’autres mâles plus jeunes et plus vigoureux qui lui imposeront une retraite. Le pouvoir, dans ce cas, est donc limité. Reprenons l’exemple de la baleine qui consomme des millions de petites bestioles. Dans cet exemple, il faut remarquer que la disproportion ne s’établit pas à l’intérieur d’une même espèce. La baleine n’engloutit pas des millions d’autres baleines. Cette relation prédateur-proie est possible à cause du petit nombre de baleines comparé à la quantité astronomique de bestioles qui lui servent de nourriture.
Chez les humains, quelques caractéristiques ont fini par différencier ceux-ci des autres espèces animales. Pensons à l’usage des mains, à la capacité d’émettre des sons et de développer un langage complexe et, surtout, au cerveau, qui a une capacité de réflexion et d’imagination hors de l’ordinaire. Ces différents facteurs combinés, en se développant et en multipliant leur potentiel d’une génération à l’autre, ont permis d’atteindre un niveau sans précédent d’organisation sociale et de maîtrise de la technologie, pour ne nommer que ces deux aspects.
Il est facile de constater également que l’ensemble de ces développements chez l’humain a eu pour effet d’augmenter d’une manière exponentielle des pouvoirs de tout ordre qui, sur les plans pratiques, placent les humains actuels dans un autre ordre de grandeur par rapport à où ils se situaient lorsqu’ils ressemblaient encore aux singes. Pensons, par exemple, aux capacités de construction (outils, habitations, moyens de transport, etc.) aux capacités de connaissance et d’échange d’informations, aux subtilités des arts ou autres formes d’expression, aux réflexions philosophiques et à la capacité d’analyse de sa propre conscience. Pensons aussi au pouvoir de destruction que tous ces développements permettent.
En effet, il saute aux yeux qu’une guerre contemporaine peut avoir des effets infiniment plus dévastateurs, tant sur la population humaine que sur la nature environnante, qu’une guerre à l’époque de l’antiquité par exemple. On peut même imaginer une chaîne de catastrophes atomiques qui pourrait pratiquement détruire la vie sur la planète. Sans même parler de guerre, on peut sentir l’immensité des dégâts causés à l’environnement par les diverses activités humaines. Il va de soi que le potentiel destructeur de l’être humain est lié à son développement extraordinaire. On pourrait dire que les capacités de l’humain, sur différents plans, ont été multipliées par dix, cent, mille, un million, etc., que ce soit dans un sens positif ou négatif. On constate donc que la capacité de raisonner nous a conduits à un point où nous avons accompli des réalisations admirables mais accompagnées d’erreurs tragiques. Face à l’instabilité sociale, aux poussées de violence, aux menaces de dégradation environnementale ou de dégradation génétique de l’espèce humaine, il me semble qu’on doit mettre à profit cette capacité de raisonner que nous avons pour éviter de sombrer dans un déséquilibre irréversible. Car on peut deviner que l’effet d’une folie chez l’humain peut être infiniment plus dévastateur que chez un éléphant, par exemple, fusse-t-il le plus gros éléphant du monde. Et, selon moi, la folie peut se développer sans limites autres que la mort du fou. Pensons à Hitler ou au fanatisme idéologique ou religieux.
Notre raison, associée à nos tendances instinctives, nous a permis de créer ces sociétés où nous pouvons constater, comme je le disais plus tôt, des inégalités flagrantes sur le plan du pouvoir, si nous admettons que le pouvoir, dont nous parlons ici, est lié en bonne partie à l’argent. Quelques super riches et beaucoup de super pauvres. Ces derniers étant souvent mécontents de leur sort et envieux, nous avons là des ingrédients pour une situation explosive.
Bien sûr, les partisans d’une économie capitaliste soi-disant « libre » pourront croire et prétendre que les marchés financiers suivent des lois naturelles; mais alors, ils devraient aussi admettre que si un terroriste leur envoie une bombe sur la tête, il s’agit aussi d’une loi naturelle : la lutte pour la survie. Alors que faire?
Remise en question du principe de la propriété
La loi du plus fort est la plus évidente que l’on puisse observer dans la nature. Les autres droits sont des créations humaines. Ce sont des pactes que nous avons établis entre nous lorsque nous avons réalisé que nous avions avantage à le faire.
D’abord, il faut constater une chose : les lois que les humains se sont données depuis la naissance des civilisations et qui constituent ce qu’on appelle, d’une manière théorique et abstraite, le « droit » , ne sont pas écrites quelque part dans le ciel ni gravées dans des tables de pierre directement par la main du Dieu tout-puissant, contrairement à ce que certains aiment croire. Ces lois sont plutôt le résultat d’ententes d’abord tacites, puis exprimées verbalement, et enfin écrites. Ce droit s’est construit à partir de discussions, de compromis, de négociations de toutes sortes, en tenant compte des besoins, des aspirations et, bien entendu, des rapports de force entre les parties concernées. Il y a des lois reconnues plus universellement que d’autres. Certaines sont établies dans certains milieux seulement. De plus, elles n’ont cessé d’évoluer et d’être nuancées, corrigées, remises en question ou abrogées selon les époques et les lieux.
Il est donc normal que nous établissions des ententes entre nous : c’est nous qui avons construit ce « droit » , nous pouvons l’adapter à nos besoins. Sachant également que les droits expriment, d’une certaine façon, des rapports de force, il faut prendre conscience de l’interdépendance des parties dans l’établissement de nos lois. C’est-à- dire que si on applique aveuglément et bêtement la loi du plus fort, on se dirige tous vers une situation chaotique où l’instabilité et l’insécurité seront le lot constant de tous, y compris des plus forts. En d’autres mots, on peut admettre qu’il y ait des inégalités entre les uns et les autres, mais les limites de ces inégalités doivent être contenues pour éviter un déséquilibre potentiellement dangereux.
Puisque les droits ne sont pas écrits dans le ciel, on peut remettre en question, par exemple, le droit de propriété. Est-ce un bien pour l’humanité? Sans doute que, pour éviter un chaos complet, il faut reconnaître ce droit… dans une certaine mesure. On peut imaginer la difficulté de fonctionner si tout appartient toujours à tout le monde. Mais ce droit doit-il forcément être absolu? Ne pourrait-il pas être restreint et placé sous conditions afin d’éviter les abus dont seul l’humain, justement, est capable?
Que voudrait dire restreindre le droit de propriété? Imaginons, comme exemple, un petit groupe qui habiterait la même maison. Chaque membre du groupe aurait son lit pour dormir sauf un qui n’en possèderait pas et un autre qui en aurait deux. Si celui qui en a deux force l’autre à dormir par terre, on peut s’attendre à un conflit même si le premier prétend posséder ses deux lits de plein droit. Si un esprit raisonnable régnait au sein de ce groupe, on chercherait à convaincre le propriétaire des deux lits d’accommoder l’autre pour que tout le monde puisse vivre dans un climat de paix.
Dans la réalité contemporaine courante, on peut souvent observer, à l’intérieur d’une entreprise, des écarts de salaire démesurés entre les employés les moins payés et le chef de l’entreprise. J’ai déjà entendu parler d’un président-directeur général qui s’offrait un salaire annuel de quatre millions de dollars alors que nombre de ses employés au salaire minimum gagnaient péniblement leurs 15 000 dollars, ce qui représente un rapport de un pour 266 (1/266). On peut certainement se questionner sur la justification d’une telle disproportion comme on peut le faire pour les écarts entre les niveaux de vie des pays pauvres et des riches.
Ces écarts, qui constituent à la fois un déséquilibre évident et une menace pour la paix sociale, ne seraient pas possibles sans la croyance, généralement admise, en un droit de propriété absolu. C’est-à-dire qu’on ne pose pas de limites à ce qu’un seul individu peut posséder pour lui-même sans égards à ce que les autres autour de lui ont. Je voudrais remettre cette croyance en question.
D’abord, je voudrais faire remarquer que cette croyance me semble bien réelle et bien enracinée partout actuellement. En effet, lorsqu’on entend parler de la richesse de certains individus, par exemple les dix personnes les plus riches du monde, chacun est impressionné par l’ordre de grandeur des chiffres avancés, mais à peu près personne ne pense à remettre en question le droit de ces gens à être si riches. Cela va de soi : ils ont gagné ces possessions soit par chance, par un héritage de leur famille etc., soit par le mérite qu’on leur attribue (voir le chapitre précédent -Page 7- sur la question du mérite), un travail intense persévérant et efficace ou une combinaison des deux, c’est à dire qu’à partir de possessions de base, ils ont su habilement les faire profiter en prêtant avec de très bons intérêts, en achetant des aubaines qu’ils revendaient à bon prix, en prenant des risques calculés, en investissant judicieusement, etc. Bref, ils l’ont gagné : ça leur appartient.
Bien sûr, parmi les partisans de politiques plus sociales ou communistes, il y a quelques contestataires qui avalent difficilement cette loi soi-disant naturelle. Mais le poids de leurs idées paraît léger actuellement face aux partisans du libéralisme économique, et il me semble, sauf pour certains anarchistes extrémistes, qu’ils n’ont pas directement remis en question le principe de la propriété, ce qui, à mon avis, pourrait ouvrir de nouvelles voies.
Je voudrais citer ici, en passant, l’exemple de Ben and Jerry. Il s’agit d’une entreprise fondée par deux Américains qui avaient décidé de fabriquer et de vendre de la crème glacée de qualité. Je ne sais pas ce que leur entreprise est devenue aujourd’hui, mais je sais qu’ils avaient adopté un principe qui établissait que le salaire qu’ils s’accordaient à eux personnellement, en tant que plus haut dirigeants de l’entreprise, ne devait jamais dépasser le ratio de 1/7 par rapport au plus bas salarié. C’est-à-dire que, si le salaire minimum offert à un employé débutant dans leur entreprise, sans qualification particulière, est de dix dollars l’heure, leur propre taux horaire devra se limiter à 70 dollars, ce qui n’est quand même pas misérable. Si, à un moment donné, ils estiment que leur affaire est assez prospère pour s’attribuer une augmentation de salaire, ils augmenteront automatiquement le salaire minimum de leurs employés. On est loin, ici, du ratio de 1/266 mentionné plus haut. J’ai aussi entendu qu’ils soutenaient les producteurs laitiers locaux en achetant leur lait à bon prix et qu’ils achetaient des noix du Brésil, encourageant ainsi leurs fournisseurs à cultiver leurs forêts plutôt qu’à les abattre pour des profits à court terme. En passant, leur crème glacée est parmi les meilleures que j’ai goûtées et j’espère que leur entreprise continue toujours de travailler dans le même esprit. Il s’agit, à mon avis, d’un modèle intéressant à considérer si on veut orienter notre société vers un mode de fonctionnement plus harmonieux, tant pour nos rapports entre humains que pour notre rapport à l’environnement.
En définitive nous sommes à la fois égoïstes et interdépendants (nous devons nous entendre). Si on admet que le droit de propriété est basé sur la notion de mérite, il faut qu’il soit limité car le mérite comparé entre les humains (bien sûr, on parle ici d’un mérite relatif et non pas d’un mérite absolu) ne peut pas être si disproportionné que le partage actuel de la richesse. Si on prétend que le droit de propriété est basé sur l’héritage, on peut penser que, dans les cas de grandes disproportions, ce droit perpétue une injustice puisque les biens acquis par les ancêtres auraient du être limités aussi. N’ayant pas de mérite absolu, on doit remettre en question la notion de propriété absolue, car celle-ci nous entraîne fatalement dans le cercle vicieux de la compétition, laquelle aboutit à des iniquités, des conflits, voire des guerres sans fin, et à un système de production-surconsommation-gaspillage suicidaire.
En gros il s’agirait de trouver une façon de relativiser le droit de propriété afin d’éviter les abus que l’on connaît actuellement.
Nouveaux moyens, nouveaux besoins
Il existe un phénomène, que je n’arrive pas à bien définir, qui concerne notre fonctionnement général comme humain. Il s’agit d’une attitude envers le progrès qui nous entraîne à notre insu dans une espèce de cercle vicieux. Spirale vicieuse serait peut-être un terme plus approprié, car ce phénomène implique une certaine progression, parfois exponentielle, à mesure que le processus avance.
Par exemple : anciennement, sous les climats froids, on limitait l’espace de nos habitations à ce qu’il était possible de chauffer, compte tenu des moyens rudimentaires dont nous disposions pour cueillir et transporter le bois. Progressivement, les moyens techniques s’améliorant (hache, cheval, scie mécanique, tracteur, huile, électricité, gaz, etc.), nos habitations se sont agrandies et leur niveau de confort s’est amélioré. Avoir un logement de quelques pièces constamment bien chauffées est, aujourd’hui, considéré comme un besoin essentiel. En passant, nous avons un peu perdu conscience de la quantité d’énergie nécessaire pour nous assurer ce confort : en effet, nous n’avons plus à fournir directement l’effort physique pour couper, transporter et manipuler des tonnes de bois, nous ne faisons que payer.
Le progrès dans les moyens de transport a aussi créé des besoins nouveaux. Autrefois, la vie quotidienne s’organisait dans un périmètre restreint, limité à nos possibilités de déplacement à pied ou à cheval. Depuis l’invention de l’automobile, ces limites ont éclaté. Croyant mettre à profit ce progrès, nos sociétés ont dispersé leurs structures, disposant des centres commerciaux en périphérie des villes, aménageant des banlieues-dortoir d’un côté et des parcs industriels de l’autre, ici un centre universitaire, là un parc récréo-touristique, ailleurs un complexe culturel ou un quartier des affaires. C’est un peu comme si les structures élémentaires du village s’étaient étalées proportionnellement à la différence entre la vitesse de la marche à pied et la vitesse de l’automobile. Nous prenons le même temps qu’avant (quand ce n’est pas plus) pour nous rendre au marché, à l’école ou au travail, sauf que nous y allons en auto ou en autobus.
Nouveaux moyens, nouveaux besoins; c’est un peu ça, mais il y a aussi l’idée que, si une chose est possible, nous nous arrangeons souvent pour nous y obliger. Par exemple, s’il est possible pour une commission scolaire de concentrer ses cours dans une seule école sur un territoire donné, on le fera sachant que les élèves pourront s’y rendre par autobus quitte à prendre deux heures à l’aller et deux autres au retour. S’il est possible d’aller passer dix jours de vacances en Thaïlande, on ira malgré la disproportion entre le coût énergétique global de ce déplacement et le peu de temps pour en profiter. Nouveaux moyens…
Si une courbe sur une route est dangereuse à 50 km/h, on la redressera pour la rendre sécuritaire à, disons, 90 km/h. Mais on sait très bien qu’il y aura des ambitieux pour l’essayer à 100 ou 120 km/h ou plus, comme si on avait toujours ce besoin de forcer nos limites. Alors cette courbe sera-t-elle plus sécuritaire?
Conséquences possibles de l’adhésion à ces idées
J’aimerais aborder un peu les conséquences de certaines des idées que je viens d’exposer.
D’abord, la question des croyances m’apparaît simple et évidente. Nous avons des croyances de toutes sortes qui peuvent être enracinées plus ou moins profondément dans notre esprit. Ces croyances se développent en nous sans que nous en ayons le contrôle, car elles se fondent sur les informations que nous recevons du monde extérieur. Admettant cela, nous sommes dans l’impossibilité de critiquer, ou encore moins de condamner, qui que ce soit pour ses croyances. Il s’agit plutôt d’essayer de comprendre quelles sont les informations qui ont amené telle personne à croire ceci ou cela et, d’un autre côté, essayer d’expliquer du mieux possible aux autres sur quoi nous fondons nos propres croyances. C’est une longue entreprise, bien sûr, et qui exige avant tout la sincérité avec soi-même et avec les autres. Mais c’est la seule façon, selon moi, de chercher honnêtement la vérité.
Ensuite, la question du mérite me semble des plus importantes. Personnellement, lorsque dans ma vie je suis arrivé à la conclusion que nous n’avions aucun mérite pour quoi que ce soit, j’ai dû abandonner le système de jugement sur lequel est fondée notre morale et j’ai dû apprendre à vivre sans repères absolus par rapport aux notions de bien et de mal et de responsabilité. Ça peut peut-être sembler dangereux de vivre ainsi, sans principes moraux fixes, mais dans mon cas, j’ai plutôt compris comment les expériences que nous vivons nous conditionnent et déterminent jusqu’à nos pensées et nos sentiments les plus intimes. Cette prise de conscience m’a rendu sensible, compréhensif et tolérant envers les comportements de quiconque, cherchant toujours à comprendre au lieu de juger ou de condamner. C’est un peu comme si j’avais senti, à certains moments, qu’il tenait à peu de choses pour que ma personnalité se développe dans un sens ou dans un autre, que je devienne violent, manipulateur, super généreux ou dépressif, par exemple. À mon avis, j’ai eu la chance de conserver un certain équilibre et, lorsque je vois des gens qui ont des comportements « condamnables » , je me dis que la vie aurait pu me mener là où ils sont.
Système de justice
Cette croyance me fait me questionner sur notre système de justice. Il semble que les systèmes de justice qu’ont développés les sociétés humaines aient été basés sur la croyance en l’existence du bien et du mal, en l’existence de comportements bons ou mauvais et sur la croyance au mérite. On idéalise un certain ordre social et on punit ceux qui en dérogent en espérant ainsi créer un effet dissuasif dans le but évident de préserver la stabilité de la société.
Je crois qu’anciennement, on avait peut-être tendance à punir les délits d’une manière assez brutale. C’est-à-dire qu’on concevait des lois et on les appliquait sans tellement tenir compte des circonstances atténuantes. Tel délit méritait telle punition. Il me semble qu’on évolue, au Québec du moins, vers un assouplissement de l’interprétation des lois. On tient compte de ce qui a poussé la personne à commettre son délit ou son crime. Quel était son état psychologique? A-t-elle agi de façon préméditée ou par impulsion dans des circonstances particulières? Souffre-t-elle d’une maladie mentale? Je vois cette évolution comme un signe que nous prenons de plus en plus conscience, avec le développement des connaissances en psychologie, de la relativité de la responsabilité.
Cette prise de conscience se fait lentement et on assiste à des tiraillements entre ceux qui s’inspirent des traditions religieuses avec leurs jugements tranchés (les méchants vont en enfer, les bons, au ciel) et ceux qui voient les délinquants ou les criminels comme ayant des maladies de comportement, dont il faut protéger la société, bien sûr, en les isolant parfois, mais qu’idéalement il vaudrait mieux guérir que punir.
Amour-égoïsme
Si on comprend que l’amour est un sentiment d’appréciation de ce qui nous fait du bien, j’aimerais souligner qu’on ne doit pas le voir comme un moyen (pour arriver à des relations plus harmonieuses, par exemple) mais plutôt comme une fin. On peut cultiver l’amour, favoriser sa croissance, mais on ne peut pas le créer, par un acte de volonté, à partir de rien. N’oublions pas qu’il s’agit d’un sentiment et que nous n’avons pas de contrôle direct sur nos sentiments; on ne peut ni les empêcher ni les obliger.
Je rappelle qu’il est illusoire de se glorifier d’un sentiment ou d’en avoir honte si on reconnaît que, dans l’absolu, nous n’avons aucun mérite.
Quant à l’égoïsme, je ne sais pas si j’ai réussi à montrer qu’on peut le voir comme quelque chose de tout à fait naturel, incontournable et qui n’est ni bon ni mauvais en soi. J’ai parlé d’égoïsme direct et indirect pour tenter de montrer qu’on n’y échappe pas et qu’il s’agit d’une espèce de force vitale de base qui pousse chaque individu à s’occuper de sa propre vie. Peut-être devrait-on inventer un autre terme pour éviter la connotation négative associée au mot « égoïsme » . « Égoïsme foncier » peut-être, « égoïsme vital » ?
Quoi qu’il en soit, cette façon de comprendre l’amour et l’égoïsme permet de voir leur compatibilité.
Solidarité
Si on admet que nous sommes tous foncièrement égoïstes, que nous n’avons aucun mérite (ni bon, ni mauvais), que nous souhaitons tous vivre des relations harmonieuses avec des sentiments d’amour réciproques, on peut ajouter que nous sommes tous dépendants les uns des autres pour construire le climat social qui favoriserait notre bien-être collectif (et égoïste à la fois).
À mon avis, cette interdépendance, si nous la reconnaissons, peut devenir l’ingrédient nous permettant de cultiver la solidarité. En admettant, par ailleurs, que nos mérites sont très relatifs, nous devons conclure que la richesse doit être partagée, non pas en fonction de prétendus droits de propriété, mais plutôt en fonction des besoins de chacun (qui, au fond, se ressemblent passablement) en cherchant à établir un meilleur équilibre.
Équilibre de deux principes
Un tel équilibre permettrait à tous de se libérer de l’obligation de compétition. Deux principes s’opposent tout en s’équilibrant. D’abord, une loi qu’on pourrait dire naturelle, qui fait que tous les êtres vivants sont, d’une certaine façon, en compétition. Pour vivre, nous devons manger, ce qui veut souvent dire prendre la vie d’un autre être ou, à tout le moins, priver cet être des ressources que nous prenons pour nous-même. Par exemple : installer son campement dans un lieu privilégié convoité par d’autres ou cueillir les fruits d’un arbre avant qu’un autre se les approprie. C’est la loi de la jungle, la loi du plus fort.
Par ailleurs, aucun être n’échappe à la loi de la solidarité. Nous sommes tous, sur un plan ou un autre, lié à un groupe par une forme de dépendance mutuelle. Les fleurs doivent accepter d’être butinées par des insectes pour assurer leur pollinisation puis, souvent, accepter que leurs fruits soient mangés pour distribuer leurs semences dans la nature. De même, chaque cellule de notre corps joue son rôle en relation avec les autres et ne peut se permettre de fonctionner dans son seul intérêt. Nous-mêmes, humains, comme individus, faisons partie de différents réseaux de solidarité et d’échanges (famille, amis, groupes partageant des intérêts communs, travail, réseaux de commerce, etc.). Dans ces réseaux, nous prenons selon nos besoins et donnons selon nos moyens et nos capacités en souhaitant que ces échanges soient profitables à tous et que ce système maintienne son équilibre, duquel nous dépendons.
Ces deux principes (de compétition et de solidarité) s’expriment dans nos tendances sociales de différentes façons. Le christianisme, le communisme et la plupart des associations répondent à notre besoin de solidarité, tandis que le capitalisme, par exemple, nous rappelle à la loi du plus fort, qui représente un autre aspect de la réalité. On assiste souvent à des conflits entre ces deux visions des choses.
Personnellement, j’ai l’impression qu’actuellement (en 2007), la vision capitaliste du monde (chacun pour soi et que le plus fort gagne) s’impose par la force et sans rencontrer trop d’opposition organisée depuis l’effondrement du régime communiste soviétique et la libéralisation économique du régime chinois. Cependant, la prédominance du capitalisme compresse l’énergie de l’idéologie de la solidarité (entraidons-nous, c’est à notre avantage à tous). On peut imaginer une pyramide où la section du haut, de plus en plus petite, tente de comprimer la partie du bas, de plus en plus grande. Viendra forcément un moment où cet ordre de choses sera modifié.
La pensée capitaliste comporte des éléments qui, à première vue, sont intéressants. Par exemple, l’idée de croissance. Un homme a un sac de grain; c’est son capital de départ. Il en prend une partie pour se nourrir et une partie pour ensemencer un champ. S’il a pu ensemencer une assez grande surface, s’il travaille, s’il surveille bien son affaire et si tout va bien, il va récolter plus qu’il n’a semé. De cette récolte il pourra ensemencer une plus grande surface et ainsi faire croître son capital, d’une récolte à l’autre. Théoriquement, tout est bien et semble permettre indéfiniment l’accroissement du capital de cet homme. Bien sûr, il y aura des obstacles. Par exemple, d’autres cultivateurs auront fait comme lui et, un jour, chacun d’eux cherchera un terrain pour poursuivre la croissance de son entreprise. La surface de la Terre étant limitée, la compétition viendra à s’installer entre ces gens.
Jeu de monopoly (Crois ou meurs)
Le fameux jeu de « monopoly » illustre bien le fonctionnement de ce système. Les joueurs, tous en compétition, s’exploitent mutuellement jusqu’à ce que l’un d’eux soit totalement appauvri et doive se retirer du jeu. Les joueurs sont ainsi éliminés un à un jusqu’à ce que le gagnant ait avalé tous les autres. Deux choses se dégagent de ce modèle de fonctionnement. Premièrement, si on applique cette règle à notre société, cela signifie que la richesse et le pouvoir seront forcément concentrés entre les mains d’un nombre de plus en plus restreints de « joueurs » et la logique de ce jeu, si elle est poussée à l’extrême, nous conduira à une situation où il n’y aura plus qu’un maître du monde qui régnera de façon absolue. C’est bien le sens du mot « monopole » . Deuxièmement, tous les participants soumis aux règles du jeu monopoly/capitalisme sont forcés de compétitionner entre eux. Ils doivent manger l’autre pour pouvoir grossir et se renforcer, sous peine d’être avalés eux-mêmes par un plus gros. Appliqué à notre société, ce système crée des cercles vicieux malsains. Ainsi, par exemple, dans l’esprit des gens d’affaires, il est de plus en plus difficile de concevoir des activités qui ne feraient que répondre simplement aux besoins de leur communauté. La croissance perpétuelle étant devenue la règle de survie (« crois ou meurs » pourrait-on dire, en donnant à cette expression un nouveau sens), les esprits entreprenants trouvent souvent la « solution » en créant de nouveaux besoins au sein d’une population donnée. Ils offrent ensuite leurs produits et services pour combler ces besoins, entraînant ainsi la roue du système de consommation, roue qui devient de plus en plus énorme et qui risque de tout saccager sur son passage, comme chacun commence à s’en rendre compte.
On voit, de toute évidence, les risques de ce système de pensée. En acceptant le postulat que la loi du plus fort est la règle qui va de soi, nos sociétés modernes se piègent et se condamnent à long terme à une forme de cancer planétaire où les humains sont les cellules cancéreuses et les villes, des tumeurs. Pourrait-on imaginer un équilibre entre un capitalisme tempéré et un communisme ouvert?
Conclusion
Prenons conscience de la relativité du mérite. Voyons que tout ce que nous avons (possessions matérielles, talents, qualités, défauts physiques ou moraux, connaissances, etc.) nous a été donné par la vie. Quand nous croyons avoir du mérite parce que nous avons pris nos responsabilités ou parce que nous avons fait des sacrifices pour garder une ligne de conduite honorable selon des principes moraux auxquels nous sommes attachés, il ne faut pas oublier que ces principes nous ont été donnés, que nous y avons adhéré parce qu’ils nous convenaient, que les sacrifices sont des choix que nous faisons parce que nous croyons qu’il est dans notre intérêt de les faire et que, finalement, le mérite absolu est une illusion.
Sachant cela, il sera plus facile de reconnaître la valeur des gens qui nous entourent, de les comprendre, de développer de l’empathie, de la tolérance et du respect dans un esprit d’entraide et de simplicité volontaire pour finalement vivre dans une atmosphère de confiance. Nous verrons qu’il est dans notre intérêt à tous d’éviter le piège qui consiste à ne voir que la loi du plus fort comme seule possibilité de fonctionnement. Certes, on ne peut nier cet aspect de la réalité, mais on peut aussi cultiver des valeurs plus favorables à notre bien-être commun.
Je sais que le fait de remettre en question la notion de responsabilité, le droit de propriété (l’argent), le sens de l’égoïsme, etc., peut faire craindre l’avènement d’un monde chaotique. Par contre, si je reviens à l’histoire du réverbère (voir référence 1- mettre le numéro de la page s.v.p.), je me dis que nous sommes attachés aux principes qui nous ont éclairés jusqu’à présent (bien et mal, responsabilité individuelle absolue, droit, etc.), mais que, si la vérité se trouve ailleurs, il faudra bien l’y chercher même si elle se cache dans des coins plus obscurs et demande de nouveaux efforts d’adaptation.
Enfin, par les quelques idées que je viens d’exposer, j’espère contribuer, ne serait-ce qu’à un degré infinitésimal, à l’évolution de l’attitude humaine vers une sérénité que je souhaite à tous.