Si j’avais à choisir une seule chose à laisser en héritage, je ne laisserais pas de biens matériels ni certaines de mes musiques; je choisirais ce texte, que j’ai écrit il y a quelques années, à partir d’une réflexion personnelle qui a changé ma vie pour le mieux. J’y remets en question la notion de mérite, notion qui découle elle-même de la croyance, illusoire selon moi, au libre-arbitre. Ce texte concerne tout le monde. Quiconque se donne la peine de le lire et d’y réfléchir peut voir ses rapports avec les autres et avec soi-même profondément transformés, libérés d’une grande illusion, libérés tant du sentiment de culpabilité et de la honte que de la fierté et de l’orgueil.
Qu’est-ce que le mérite et pourquoi vouloir en parler?
Le mot « mérite », d’origine latine, aurait eu le sens de récompense. Le dictionnaire Larousse en donne cette définition « Ce qui rend une personne digne d’estime, de récompense, quand on considère la valeur de sa conduite et les difficultés surmontées ». On laisse entendre également un sens négatif possible en parlant de ce qui mériterait une punition : « Il avait mérité la maison de correction… C’est tout ce qu’il mérite… »
La notion de mérite est bien enracinée dans notre système de pensée (judéo-chrétien, occidental, contemporain) et, sans doute, dans d’autres cultures. Il peut être intéressant de se questionner sur sa signification et sur ses fondements parce que c’est en grande partie sur la base du mérite que se fondent la morale, les lois, la notion de propriété, le système monétaire et le capitalisme avec tous les problèmes sociaux qui en découlent.
Qui n’a jamais entendu l’expression « œil pour œil, dent pour dent » qui sert à illustrer une forme de justice où le coupable d’un méfait « mérite » une punition proportionnelle à son crime? Tout le monde connaît aussi cette croyance religieuse en un Dieu tout puissant qui, dans sa justice infinie, récompense ou punit les âmes des défunts selon leur « mérite » en les envoyant au ciel ou en enfer. Plus près de nous, on constate l’ancrage de cette notion dans nos lois lorsqu’elles jugent un délit. Notons qu’on attribue le mérite en tenant compte de l’intention de l’auteur d’un acte. Un crime prémédité sera jugé plus sévèrement que le même crime commis spontanément sous le coup de l’émotion ou dans une confusion mentale. De même on vous accordera un certain mérite si vous donnez cent dollars à une personne en difficulté. Mais, si vous perdez cent dollars sur la rue et qu’une personne en difficulté le trouve et le garde pour elle-même, on ne vous accordera aucun mérite pour ce cadeau involontaire car ce n’était pas votre intention. Ces quelques exemples illustrent comment le mérite fait partie de nos croyances de base. Il a une grande influence sur nos choix de société et nos jugements.
Libre-arbitre
Or la croyance en une forme de mérite se fonde elle-même sur la croyance au libre-arbitre et je suis tenté de voir un rapport entre ces croyances fondamentales et les problèmes planétaires actuels : les inégalités sociales, les guerres, la corruption, la compétition, la surconsommation, le racisme, le sexisme, l’homophobie, le pillage et le gaspillage des ressources, la pollution, etc.
Mais voyons d’abord ce que j’entends par « libre-arbitre » : Ce serait le pouvoir qu’a chaque individu de choisir, par sa propre volonté, de décider de son comportement. Selon cette croyance il y aurait, quelque part dans l’esprit de chacun, un centre de décision où se font les choix (nous voulons surtout parler ici des choix qui concernent le plan moral) et la responsabilité de ces choix reviendrait totalement à l’individu puisqu’il les aurait faits librement et en toute connaissance de cause, suppose-t-on.
Une idée difficile à admettre
J’ai l’impression que, pour la plupart des gens de toutes les cultures, il peut sembler insensé de douter de la capacité de l’humain à prendre ses décisions par lui-même. On admet généralement que nous subissons tous des influences et un certain conditionnement qui peuvent affecter nos perceptions et nos jugements; mais j’entends très rarement l’opinion que nous n’avons, en réalité, aucune prise sur nos choix. On argumentera que, même dans un cas où un individu aurait subi un conditionnement intense depuis sa tendre enfance, conditionnement qui l’aurait placé dans un état psychologique instable, dépendant, affaibli, on dira qu’il reste toujours à cette personne, en quelque part de son esprit, un centre de décision qui lui appartient en propre et qui la rend responsable de ses actes, de ses pensées même. Et pour en donner la preuve on comparera deux personnes qui se trouvaient au départ dans des situations semblables et qui, par leurs choix personnels, auront fait évoluer leurs situations respectives dans des directions complètement opposées. On dira : « Voyez, ces deux personnes ont eu des enfances troublées, difficiles; elles ont été dévalorisées, battues, abusées, etc. Et pourtant l’une est devenue une personne émancipée, heureuse, prospère, respectueuse et respectée, aimante et aimée tandis que l’autre est devenue tout le contraire ». On dira que la première s’est servie de sa « volonté » pour s’en sortir et on conclura que ce pouvoir de volonté existe, d’autant plus qu’on peut citer des cas où des gens très mal conditionnés au départ de leur vie ont pu s’en sortir beaucoup mieux que d’autres qui, apparemment, avaient toutes les chances de leur côté.
Je crois que la principale raison qui nous empêche de reconnaître que l’idée d’une « volonté libre » puisse être une illusion est la crainte de perdre nos repères moraux et d’entraîner nos sociétés dans le chaos. En effet, si on conclut que nous ne sommes pas maîtres de nos décisions, on en déduira aussi que nous n’en avons pas la responsabilité et que, de ce fait, plus personne n’ayant de comptes à rendre à personne, notre monde risque de basculer dans l’anarchie la plus totale où ne régnera que la loi du plus fort.
Mais est-ce que cette crainte, bien compréhensible, justifie qu’on nie une réalité de plus en plus évidente à mesure que nous progressons dans la compréhension du fonctionnement de notre esprit et, plus spécialement, de notre psychologie?
J’ai déjà fait allusion à cette question dans mon livret « Suis-je le seul à penser ainsi? » et je voudrais tenter de rendre mon point de vue plus clair ici en l’explorant un peu plus à fond.
Avant de poursuivre je veux souligner une deuxième raison qui nous rend tous réticents à admettre que nous ne disposons pas de cette « volonté libre », ce « libre-arbitre ».
Notion d’identité
La notion d’une liberté personnelle de décisions est aussi intimement liée à notre notion d’identité, c’est-à-dire l’idée que nous sommes tous des êtres libres, individuels, séparés du reste de l’univers avec une certaine forme d’indépendance spirituelle, pourrait-on dire, l’idée du « moi ». C’est l’idée qui nous tient sans doute le plus à cœur : je suis « moi », j’existe par moi-même, j’ai mes propres idées, mes propres sentiments, ma propre volonté. Si on me conteste ces attributs, je ne suis plus rien, je n’ai ni liberté ni volonté propre, je suis manipulé par des forces qui contrôlent totalement mon destin et je peux me demander quel est le sens de ma vie dans ces conditions. Voilà pourquoi cette idée nous déplaît. En tous cas elle nous fait peur parce qu’elle semble menacer à la fois notre identité personnelle et l’ordre « harmonieux » de notre société. Je dis cette dernière phrase sans ironie parce que j’estime que, pour la plupart des gens, le statu quo représente une espèce d’équilibre qui, comparé à un chaos imprévisible, peut s’appeler un ordre harmonieux.
Tentons donc d’aller voir comment se forment nos perceptions, nos idées, nos sentiments, nos croyances, nos désirs et, au bout du compte, notre volonté, si celle-ci existe.
Origine de notre pensée individuelle
Par toutes les informations scientifiques que nous recevons à droite et à gauche, on devine bien que la matière, dont nous sommes issus, suit certaines lois. Lorsque cette matière évolue et s’organise pour former des êtres vivants, il nous semble que ces lois de base continuent de s’appliquer mais dans des formules plus complexes. On voit, par exemple, les végétaux se reproduire selon leurs codes génétiques et évoluer selon les conditions de leur milieu. Les plantes cherchent à faire de leur mieux selon leur nature. La mobilité, qui caractérise les animaux, leur a permis de s’adapter à des situations de plus en plus variées et complexes. Nous, les humains, serions les meilleurs exemples de cette complexité.
« L’Esprit originel », qui se manifestait dans la matière par de simples réactions physiques et chimiques, aurait évolué et multiplié les variantes de ses manifestations. Il serait passé de simples réflexes, qu’on pourrait dire mécaniques, jusqu’à des états d’esprit infiniment subtils qui englobent à la fois tous les souvenirs, sentiments, conditionnements d’une vie complète emmagasinés dans un cerveau et interagissant sans cesse entre eux. Voilà ce que nous sommes devenus : des petites boîtes noires où les conditionnements de toute notre vie sont enregistrés. Et il ne s’agit pas simplement des conditionnements de notre vie en tant qu’individus mais également de toute l’histoire et l’évolution de nos ancêtres enregistrée dans nos gènes et dans notre culture. Et non seulement ils sont enregistrés mais ces conditionnements sont constamment en réorganisation, en re-programmation pourrait-on dire. En effet, chaque nouvel événement de notre vie, chaque idée, chaque information, chaque émotion, peut influencer la configuration de notre cerveau et créer de nouvelles dispositions; le tout ayant pour effet de créer quelque chose qu’on essaie d’illustrer, entre autres, par le mot « pensée ».
Et nous croyons que cette pensée nous appartient. Bien sûr on peut dire qu’elle nous appartient en propre parce qu’il n’y a pas deux individus qui ont exactement la même pensée. Mais peut-on dire qu’elle nous appartient dans le sens que nous en sommes maîtres et que nous la contrôlons?
Contrôlons-nous nos pensées?
Peut-on décider de ce à quoi nous allons penser? Si nous disons que nous voulons penser à telle chose, c’est que, au fond, nous y pensons déjà. La pensée de cette chose était donc déjà là dans notre esprit avant même que nous décidions d’y penser. Donc nous ne choisissons pas nos pensées; elles émanent de nous-mêmes, de ce que nous sommes.
Je dis donc que, malgré qu’il nous paraît plus commode et sécurisant de croire le contraire, nous n’avons aucun contrôle sur nos pensées.
On peut dire la même chose de nos sentiments : nous ne les choisissons pas. Ils sont là en nous et nous ne pouvons pas décider de les ressentir ou non. Ils émanent de nous, comme nos désirs que nous ne pouvons ni faire apparaître ni nier.
Nos pensées, nos sentiments, nos désirs, nos idées, nos croyances, tout ça se manifeste en nous, sans que nous le demandions, sans que nous le voulions et sans que nous en ayons le contrôle. D’ailleurs on peut se demander : qui est ce « nous » dont on parle? Existe-t-il en chacun de nous un « moi » qui serait une espèce de centre de décisions, le siège de notre volonté propre? Il existe probablement un système de prise de décisions; mais je ne crois pas qu’on puisse parler d’un centre qui serait un point précis localisé en notre être et indépendant du reste de ce que nous sommes.
Genèse de nos décisions
Comparons-nous à la planète Terre et demandons-nous comment elle décide de la température qu’il fera demain, où il pleuvra, où seront les ouragans, où il fera froid, chaud, etc. La Terre ne décide pas à partir d’une centrale. C’est plutôt un ensemble de facteurs d’une complexité inimaginable qui fait que le climat d’aujourd’hui ou de demain est ou sera tel. Il sera ce qu’il doit être pour répondre aux lois d’équilibre qui le concernent : rotation de la terre, angle d’exposition au soleil selon le jour de l’année, courants marins, pressions accumulées en certains endroits, etc.
De même en nous les pensées, sentiments, désirs, etc. se forment selon notre histoire passée, l’évolution de notre santé, les influences que nous avons subies et subissons, les croyances qui ont germé dans notre esprit etc. « Nous sommes le résultat d’une histoire (…) Notre personnalité s’enrichit de chaque expérience nouvelle de nos organes, de nos humeurs et de notre conscience. Chaque pensée, chaque action, chaque maladie a pour nous des conséquences définitives, puisque nous ne nous séparons jamais du passé. Nous pouvons guérir complètement d’une maladie ou d’une mauvaise action. Mais nous en gardons toujours la trace. » (« L’homme, cet inconnu » p.201-202, Dr Alexis Carrel, Paris, Librairie Plon (1935)
Tout s’entremêle et s’interinfluence. Nos sentiments agissent sur nos pensées qui influencent nos croyances qui nous poussent à poser certains gestes qui provoquent des désirs etc. D’ailleurs sentiments, pensées, désirs, idées, volonté etc. ne sont que des mots et ils sont bien maladroits pour décrire la réalité car ils peuvent s’entremêler et se confondre entre eux : par exemple quelle est vraiment la différence entre une pensée et un sentiment? En certains cas cela peut sembler clair, mais, en d’autres cas, il peut être difficile de tracer une frontière entre les deux. On utilise des mots pour tenter de se comprendre, mais on ne doit jamais oublier que la réalité est infiniment plus complexe et nuancée et les mots sont là juste pour nous donner une piste de réflexion. Autrement dit, ils sont nécessaires mais bien limités.
Nous nous demandons donc si nous avons un contrôle sur nos vies, si nous pouvons décider par nous-même, faire nos propres choix, ce qui nous permettrait de conclure que nous avons un mérite, une responsabilité pour les gestes que nous posons.
Conditionnements et programmation
Les gestes que nous posons, à partir du simple réflexe involontaire en allant jusqu’au geste mûrement réfléchi, sont déterminés par une foule de facteurs. On classe souvent ces déterminants en deux groupes : ceux qui sont innés et ceux qui sont acquis.
Voyons d’abord le premier groupe, qu’on pourrait appeler notre héritage si on ajoute, au bagage génétique qui est donné à la naissance de chaque individu, les autres facteurs qui influencent la future personnalité du nouveau-né : pensons par exemple aux conditions de la grossesse, si la mère se nourrissait bien ou non, si elle fumait, si elle subissait du stress, de quelle nature etc. On peut aussi inclure dans cet héritage le lieu et l’époque où l’enfant naît. Nous sommes déjà en présence d’un grand nombre de facteurs qui détermineront la personnalité de l’individu et on admet généralement que nous n’avons aucun pouvoir de décision sur ces éléments qui composent notre conditionnement de base.
Certains, se référant à la croyance en une forme de réincarnation, avanceront l’idée que nous avons pu faire des choix sur les conditions de notre naissance alors que nous étions dans cet espace entre deux vies. Si on admettait que notre esprit ait pu se former dans une ou plusieurs vies antérieures, il n’en resterait pas moins que cette formation de l’esprit se serait faite à partir des mêmes principes que nous retrouvons dans une vie, soit l’héritage à la naissance, tel qu’on vient de le mentionner, et les futurs conditionnements de la vie (qu’il y en ait une ou plusieurs) comme nous allons les examiner maintenant.
Voyons donc le deuxième groupe de déterminants, soit les conditionnements acquis.
On pourrait dire que le nouveau-né arrive dans la vie programmé par son héritage. Les éléments composant cet héritage sont si nombreux qu’on peut facilement comprendre que chaque individu est fondamentalement unique et différent de tous les autres. On peut peut-être douter de cette différence dans le cas de jumeaux identiques mais, comme le but de notre réflexion est de savoir si nous avons un contrôle sur nos comportements, il importe peu de savoir si les comportements de jumeaux commencent à se différencier seulement après la naissance.
Comparons le nouveau-né à un programme d’ordinateur. L’ordinateur n’a pas choisi sa programmation; il a été fabriqué comme ça. Nous partons d’un programme vierge et unique. Mais on sait aussi que ce programme a la particularité de se modifier en réaction à chaque stimulus en provenance du milieu extérieur; et ces stimuli sont en nombres et en variétés infinis.
Un des premiers et des plus marquants stimuli consiste en l’expérience de la naissance. Comment s’est passé l’accouchement? Le bébé a-t-il lutté pour sortir? A-t-il failli étouffer, mourir? A-t-il été endormi par une anesthésie alors qu’il était déterminé à employer toutes ses forces pour sortir par lui-même? A-t-il subi les forceps? Un éblouissement violent? Un accueil chaleureux? Le moindre de ces détails a un effet sur le bébé et, pour reprendre l’analogie avec l’ordinateur, vient modifier sa programmation.
Arthur Janov, dans « Le cri primal » (Éditions Flammarion, 1975) avance l’idée qu’à la naissance le bébé expérimente un prototype de comportement qui le marquera en profondeur pour la vie. Ainsi l’enfant, qui a dû lutter de toutes ses forces pour traverser le canal et sortir par lui-même, aura appris qu’en luttant il parviendra au but; il aura naturellement tendance à réagir de cette façon face aux obstacles dans sa vie. À l’opposé, celui qui, après avoir commencé à lutter, a subi l’anesthésie et a ensuite été retiré par césarienne retiendra de cette expérience qu’il ne vaut pas la peine de lutter et que les choses vont s’arranger d’elles-mêmes. Cela deviendra son comportement typique dans la vie.
On ne peut pas dire que les enfants choisissent de penser de cette façon : ce sont les circonstances de leur naissance qui ont modifié leur programmation.
Rien n’est insignifiant, tout a un effet
Ces exemples concernent des événements qui ont une influence considérable sur la formation à la fois de notre corps et de notre esprit. Mais il y a aussi une infinité de petits événements qui, au total, exercent aussi leur influence subtile sur la programmation de notre cerveau. On peut imaginer deux nouveaux-nés jumeaux, qu’on suppose identiques, dormant dans la même chambre. Il se font réveiller par un chant d’oiseau. Imaginons que, selon leur position dans la chambre, un des deux peut voir l’oiseau à la fenêtre tandis que l’autre ne peut que l’entendre. Cette différence de perception, en apparence insignifiante, pourrait mener ces deux enfants sur des pistes différentes dans une situation future où un chant d’oiseau serait en cause. La subtile différence pourrait les inciter à avoir une réaction légèrement distincte. Disons que l’enfant qui a vu l’oiseau et associé cette image au chant semblerait un peu plus excité que l’autre dans l’éventualité où le même chant serait entendu à nouveau dans la chambre, sans que, cette fois, l’oiseau soit visible. Cette différence d’attitude, à son tour, produirait son propre effet sur l’environnement (au sens large). Par exemple cette réaction différente au chant de l’oiseau en présence de la mère pourrait, à nouveau, provoquer une différence dans sa réaction à elle face au comportement des deux enfants. Son attitude subtilement différente envers l’un ou l’autre des deux jumeaux aurait, à son tour, un effet sur leur propre développement, les poussant imperceptiblement dans des voies distinctes.
Ce qu’on peut supposer c’est que, dès les premiers instants de nos vies, le moindre des événements extérieurs exerce son influence sur nous en modifiant la programmation de notre cerveau. Cette nouvelle programmation nous amènera à réagir par la suite d’une façon différente et, que nous ayons conscience ou non de ce fait, nous ne pouvons pas dire que nous choisissons l’orientation de cette programmation. De réaction en réaction, notre pensée, notre personnalité, nos désirs, nos sentiments, nos perceptions, nos croyances, etc. tout ça se développera et se construira sans que nous n’ayons à aucun moment la possibilité de décider quoi que ce soit qui n’ait été prédéterminé par toutes ces influences. Et même si, à un moment donné, on voulait décider de modifier notre conditionnement, cette volonté serait elle-même le fruit de notre conditionnement.
Cycle sans fin de notre programmation
Les circonstances de notre vie nous amènent à sentir les choses de telle façon, à penser de telle façon. À son tour notre façon de penser nous amène à adopter tel ou tel comportement. Ce comportement a telles conséquences sur les choses et les êtres qui nous entourent et, par la suite, par une sorte d’effet de rebondissement, sur les événements de notre vie. Ces nouveaux événements modifient nos perceptions et notre pensée, modifiant à nouveau nos comportements dans un cycle sans fin. D’où il ressort que nos pensées, idées, perceptions, sentiments, etc. même s’ils nous appartiennent en propre dans le sens que nous sommes les seuls à les vivre exactement de cette façon, ils ne nous appartiennent pas dans le sens qu’ils nous sont donnés, on pourrait dire imposés, par la vie et qu’ils pourraient nous être retirés de la même manière.
D’où vient notre volonté?
Certains diront qu’on peut avoir nos propres réflexions, nos propres idées à partir desquelles on peut prendre des décisions par notre propre volonté. Mais d’où vient cette volonté? Qu’est-ce qui fait qu’on décide de vouloir quelque chose?
Si je dis que je veux m’affranchir de tous mes conditionnements et poser un geste responsable comme, par exemple, réparer un tort que j’aurais causé à quelqu’un, je peux me poser la question d’où me vient cette idée. Je peux aussi me demander de quoi est formé ce « je » qui a cette volonté soudaine.
Ce sujet est délicat et il faut se questionner sur le sens des mots. Je peux bien dire que je décide par moi-même, que je choisis, que j’ai une volonté etc. Mais au fond, si on admet que le « je » qui décide n’a pas choisi d’être ce qu’il est (puisqu’il est le produit des multiples influences de la vie), on peut dire que c’est la vie qui décide de ce que je ressens, ce que je crois, ce que je comprends, ce que je désire, ce que je pense, veux, décide et fais. Même si j’ai l’impression de prendre une décision libre et éclairée, au fond, je ne fais que réagir aux circonstances de ma vie à partir de la programmation que j’ai subie depuis les débuts de mon existence. Et, au risque de me répéter, même si je décidais de me déprogrammer, cette idée serait elle-même le produit d’une programmation.
Complexe décisionnel
Comment se prend une décision, comment se fait un choix supposément libre? Supposons que j’aie une décision à prendre. J’ai le choix entre deux activités possibles le même jour. Les deux m’intéressent, mais, comme les deux ont lieu au même moment mais dans des endroits différents, je dois choisir une ou l’autre. Les deux situations ont pour moi des avantages et des inconvénients plus ou moins évidents ainsi qu’une bonne part d’inconnu. À l’image d’un gouvernement qui siégerait dans ma tête, lorsque je pense à ce choix, divers « lobbies » viennent tenter d’influencer le comité mis en place par les autorités pour étudier la question. Ce sont les intérêts conscients et inconscients qui tentent de se faire valoir, chacun son tour, à mon centre de décision. Un jouera sur le sens du devoir, l’autre sur les valeurs de partage; un tentera de flatter mon ego, un autre mettra en évidence les aspects pratiques. Les arguments sont nombreux et variés de part et d’autre. Certains sont clairs et d’autres plus confus et plus ou moins conscients. Mais ils viennent tous mettre leur poids dans la balance.
Illustrons ce complexe décisionnel par une autre image : celle d’un terrain ayant une très légère pente, imperceptible. Sur ce terrain on a fait des travaux. Il n’y a pratiquement plus de végétation et la terre y a été « pilottée » de façon inégale. Arrive une pluie forte qui persiste pendant plusieurs jours. Des poches d’eau se forment dans les trous et le surplus tend à s’évacuer vers le bas de la pente même si celle-ci n’est pas évidente à première vue. À la longue certains filets d’eau se forment qui hésitent chacun sur leur direction à prendre. Après quelques jours on peut voir que des rigoles se sont formées sous la pression de tous ces filets d’eau et qu’au bout du compte une rigole principale rassemble le plus gros du ruissellement et le dirige vers le bas.
Qui a pris la décision de creuser la rigole à cet endroit? La pluie? Chaque goutte d’eau? Les ouvriers qui ont piétiné le sol? Les autres éléments qui ont formé ce terrain avant qu’on y fasse des travaux? La loi de la gravité? Le hasard?
Comme dans le cas de la décision que j’ai à prendre, c’est tout un ensemble de facteurs qui se conjuguent et qui arrivent au résultat final. Mon terrain intérieur est formé de tout ce qu’il a subi dans le passé, que j’en sois conscient ou non, et c’est l’équilibre entre tous ces facteurs qui déterminera la direction que prendra l’eau de ruissellement.
Dans ce cas-ci, la pente n’est pas évidente et il est difficile de prévoir la forme que prendra le réseau de drainage. C’est souvent le cas dans nos vies. Parfois on peut observer une tendance générale, une pente, une direction. Mais souvent il est difficile de voir comment s’orienteront dans le détail les courants de chacun de nos petits filets d’eau au quotidien.
Frontière de la responsabilité
Sans doute la majorité des gens acceptent aujourd’hui l’idée que nos comportements sont plus ou moins conditionnés par différentes influences extérieures. Mais se pose souvent la question de savoir jusqu’où nous sommes soumis à ces conditionnements, c’est-à-dire à partir de quel point peut-on considérer qu’un individu devient responsable de ses choix. Certains attribuent plus rapidement la responsabilité à l’individu même s’ils admettent qu’il ait pu être influencé; d’autres reconnaissent une plus grande part aux circonstances atténuantes et aux influences diverses, aux conditionnements conscients ou inconscients et, de ce fait, repoussent plus loin la frontière de la responsabilité individuelle, devenant ainsi plus tolérants, plus compréhensifs vis-à-vis les idées ou comportements des autres ou de soi-même. Cependant cette frontière entre la responsabilité et la non-responsabilité reste, semble-t-il, assez floue pour la plupart des gens. Elle semble aussi fluctuer selon l’état émotif de chacun. On peut dire, sans trop risquer de se tromper, qu’elle est très subjective.
Le non-mérite
Quelqu’un a-t-il jamais osé s’aventurer à prétendre qu’il n’y aurait tout simplement pas de libre-arbitre, pas de libre choix et, par conséquent, pas de mérite ni de responsabilité réelle (fondamentale)? Je n’ai jamais entendu cette opinion énoncée clairement et directement; si ce n’est dans cet exemple : « À vous croire, nous nous méprenons lorsque nous nous imaginons être l’auteur de nos désirs. Et si, comme vous l’affirmez, le libre arbitre n’existe pas, nous ne choisissons pas de vouloir ce que nous voulons puisque notre volonté, intégralement déterminée, nous dirige comme des pantins. » La construction de soi, p. 65, Alexandre Jollien, (citant Arthur Schopenhauer), Éditions du Seuil. Paris 2006
Le « non-mérite » peut être très déroutant et difficile à accepter, comme le fut l’idée que la Terre (et, par conséquent, l’homme) n’était pas le centre de l’univers, lorsqu’il a bien fallu se rendre compte qu’elle tournait autour du Soleil, lui-même une étoile parmi d’autres.
Neurones autonomes
En cherchant à comprendre comment je prends certaines décisions, j’ai pu observer à quelques reprises le scénario suivant (comme sans doute l’auront remarqué les gens qui ont eu l’occasion de s’auto observer): J’ai à choisir, par exemple, entre faire une sortie un soir ou rester chez moi. J’hésite pour toutes sortes de raisons, pesant le pour et le contre, mais n’arrive pas à me décider. Puis, à un moment donné, je cesse d’y penser pour un temps et m’occupe à autre chose. Tout à coup, alors que j’avais l’impression que je ne pensais plus à cette décision à prendre, je me rends compte que je viens de me lever pour aller en direction du porte-manteaux. Le choix s’est fait pratiquement à mon insu : je m’habille et je sors. C’est comme si j’avais laissé mes neurones discuter entre eux jusqu’à ce qu’ils viennent prévenir ma conscience que la décision était prise et que même l’action était lancée.
Des expériences en neuroscience semblent confirmer cette hypothèse. L’observation de l’activité cérébrale de volontaires, à qui on a demandé de poser un simple geste au moment où ils le voulaient, montre que l’activité des zones cervicales liées au mouvement débute environ une demie seconde avant que le sujet soit conscient de sa volonté d’agir, volonté qui précède l’action elle-même encore environ d’une demie seconde (expérience menée en 2004 par Angela Sirigu à l’Institut des sciences cognitives de Lyon). Article de Nicolas Revoy, « Libre arbitre : notre cerveau décide-t-il avant nous? », Science et vie, octobre 2005, p. 97 à 101. « En d’autres termes, vouloir effectuer une action n’est qu’une simple conséquence du fait que le cerveau a déjà lancé son exécution à notre insu! » (même article).
Crainte d’une déresponsabilisation
Cette question peut se poser en matière de responsabilité pénale « Il s’agit d’évaluer si l’auteur d’un délit disposait d’aptitudes psychologiques suffisantes pour éviter de le commettre. Des études diminuant l’étendue du libre arbitre pourraient engendrer une ‘déresponsabilisation’. » Agnès Herzog (même article)
C’est cette crainte de la déresponsabilisation qui, selon moi, fait que, même si plusieurs sont confrontés, intérieurement, à l’évidence que le libre-arbitre, le pouvoir de décider et le mérite n’existeraient tout simplement pas, personne n’ose l’avouer ouvertement.
Où est le centre de décision?
Bien sûr on objectera que, dans le cas de l’expérience mentionnée plus haut, le libre-arbitre s’est manifesté au moment où les sujets ont accepté de participer à l’expérience et d’en suivre les consignes. On dira aussi que, dans la vraie vie, les décisions importantes sont issues d’une délibération consciente. Mais la conscience elle-même n’est pas notre centre de décision. Elle se limite à être la perception, plus ou moins claire, que nous avons de nos pensées et comportements. S’il existe véritablement un centre de décision, où se trouve-t-il? Et surtout, est-il libre?
Morale fondée sur une illusion
Ce qui ressort de cette réflexion c’est que nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes. Nous ne pouvons contrôler ni nos pensées ni nos sentiments. En effet, si je décide que je veux contrôler mes pensées, je suis forcé d’admettre que cette idée de contrôle était déjà là en moi quelque part et qu’elle s’est manifestée dans mon esprit avant que je ne l’y invite. Comment dire? Je ne peux pas décider de penser à quelque chose parce que, si je le décide, c’est que j’y pensais déjà avant de l’avoir décidé.
N’étant pas maîtres de nous-mêmes, j’estime qu’il est déraisonnable de nous attribuer un mérite pour nos pensées ou nos actes. Je vois plutôt que c’est la vie (certains diront Dieu) qui exprime toute sa variété à travers nous et que nous ne pouvons qu’en être les témoins.
Le libre-arbitre est donc pour moi une illusion. Et pourtant la croyance au libre-arbitre est à la base de nos conceptions morales et de notre fonctionnement social. Cette croyance entraîne avec elle la notion de mérite qui contribue dans une large part à modeler l’identité et la valeur que nous nous attribuons.
Mérite, identité et valeur personnelle
Pourquoi j’associe le mérite avec l’identité? On est tenté de se percevoir comme un « moi » autonome et libre. Si on admet que ce « moi » n’est que le résultat d’un concours de circonstances sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir, donc aucun mérite, il devient moins valorisant de s’identifier à ce « moi ». On peut se dire alors : « Ma personnalité, ma pensée, mon histoire personnelle, ne tiennent pas à grand-chose puisque, si les circonstances de ma vie avaient été différentes, je serais devenu une autre personne. » En somme on se demande quelle valeur on peut s’attribuer si nous ne sommes pas vraiment responsables de ce que nous sommes devenus.
Évaluation des âmes au mérite
Que nous n’ayons aucun mérite est une idée qui peut heurter de plein front les croyances fondamentales de plusieurs religions. Je dirais que, pour la plupart des gens, s’ils ne se sont jamais arrêtés aux réflexions que je viens de proposer, le mérite existe de toute évidence et notre comportement moral doit s’enraciner dans cette croyance.
Cette croyance est flagrante dans la mythologie chrétienne, par exemple, où chacun est tenu responsable devant Dieu, le juge suprême, pour tous les actes de sa vie. Les dogmes chrétiens parlent d’un jugement qui attend l’âme après la mort du corps. Cette âme sera évaluée au mérite et la sentence sera une récompense (le ciel), ou une punition (l’enfer), verdict sans appel pour toute l’éternité. Ce sont les dogmes qui m’ont été inculqués dans l’éducation religieuse de mon enfance. J’ai l’impression qu’ils ont évolué depuis ce temps et que les Chrétiens d’aujourd’hui n’y croient plus dur comme fer ou, en tous cas, voient les choses d’une manière plus nuancée.
Quoi qu’il en soit, on voit clairement que, dans la majorité des sociétés d’aujourd’hui, le mérite demeure une valeur de base sur laquelle reposent les notions de droit, de devoir et de propriété.
Dans l’estimation que nous faisons, consciemment ou non, de la valeur d’une personne, l’idée du mérite semble compter comme un critère considérable. Notons d’abord que la valeur que nous attribuons à une personne est une notion très variable selon nos perceptions. Certains diront par exemple que tel homme d’affaire vaut 25 millions. D’autres estimeront la valeur d’après un comportement moral qu’ils percevront comme un modèle. Parfois, d’un point de vue plus directement intéressé, on considérera la valeur d’une personne selon ce qu’elle peut nous apporter : par exemple un chef d’entreprise qui peut nous fournir un emploi ou une personne chaleureuse qui peut nous donner de l’affection. Nos comportements vis-à-vis les autres sont fortement influencés par la valeur qu’on leur accorde, malgré toute la subjectivité de nos perceptions. Et cette valeur est aussi grandement modulée par le mérite qu’on accorde aux gens.
Statut de naissance et mérite acquis
Aux yeux d’une grande partie de la société, le fils d’un roi ou d’un multimilliardaire ne vient pas au monde avec le même statut que la fille « accidentelle » d’une pauvre prostituée d’un bidonville. Voyons comment cette valeur de départ peut être modulée par le mérite acquis.
Le mérite acquis est cette reconnaissance qu’on attribue à chacun selon les efforts qu’il a fournis pour son évolution personnelle. Si on reprend l’exemple précédent de la fille née dans la misère d’un bidonville, on pourrait imaginer l’évolution de cette jeune femme qui se prendrait en main contre vents et marées pour finir par devenir ministre de l’éducation dans son pays et travaillerait à améliorer le sort de ses semblables d’une manière exemplaire. Tout le monde crierait « bravo! » Elle deviendrait une héroïne, un modèle, une idole, une déesse nouvelle. On lui attribuerait spontanément un mérite extraordinaire.
Pour un autre exemple extrême, revenons au fils de multimilliardaire et imaginons qu’il prend le chemin opposé : oisiveté, drogues, alcool, déchéance, l’enfant gâté qui pourrit complètement et disparaît dans l’ombre et la honte. À l’évidence, son capital de mérite se sera évaporé, dans l’esprit des gens, à la fin de son histoire. Ou, pourrait-on dire, il se sera transformé en mérite négatif. Car il ne faut pas oublier qu’on utilise le mot mérite dans les deux sens. On dit que quelqu’un mérite une récompense ou mérite une punition. On pourrait parler de crédit et de débit, ce qui nous amènera éventuellement à faire un lien avec la notion de propriété et son mode d’évaluation : l’argent.
Origine du droit et de la notion de propriété
En effet, nos sociétés accordent beaucoup d’importance à la notion de propriété. Non pas qu’elles en remettent en question le fondement mais, au contraire elles considèrent cette notion comme quelque chose qui va de soi et elles y subordonnent une bonne part de leurs principes de droit.
D’abord questionnons-nous sur l’origine du droit dans l’esprit des humains. On peut s’entendre sur le fait qu’il n’y a pas, écrit dans le ciel quelque part, des tables de lois universelles. Certains citeront le passage de la Bible où Dieu donne directement à Moïse sa loi gravée dans des tables de pierre. Quant à moi je suis plutôt porté à croire à une sorte d’évolution lente de la notion de droit, comme le fut celle des espèces vivantes.
On peut certainement supposer que l’idée du droit était d’abord assez nébuleuse. Un cueilleur préhistorique qui ramenait à son campement une poche de fruits et de noix après une dure journée de travail devait certainement considérer son butin comme lui appartenant. Mais si, en cours de route, il se faisait prendre son précieux sac par une bande de pilleurs plus fort que lui, il devait assurément se sentir déçu et frustré du cours des événements. Mais connaissait-il un sentiment d’injustice? Peut-être que non. Peut-être considérait-il qu’il avait été malchanceux et qu’il était normal que ses pilleurs mangent son butin à sa place. Après tout, ils étaient plus forts que lui; et la loi du plus fort n’est-elle pas en vigueur depuis l’apparition de la vie? Peut-être se considérait-il chanceux qu’il ne l’aient pas mangé lui-même. Un peu comme un lièvre (si on tente de s’imaginer dans l’esprit d’un animal) qui se ferait attraper par un renard ne saurait y voir autre chose qu’une fatalité.
Il me semble que les principes du droit ont dû d’abord être des ententes informelles du genre : « Ce groupe de pêcheurs a installé son campement près de la rivière à un endroit qui semble favorable. Mais, si nous allons nous installer au même endroit ou pire, si nous tentons de les déloger, nous risquons de provoquer leur frustration et leur colère. Il serait donc préférable que nous les saluions au passage et que nous allions installer notre campement de pêche ailleurs, plus loin ». Ce serait un comportement plus ou moins calculé pour préserver la paix dans l’intérêt de tous.
À mesure que les sociétés humaines se sont densifiées, elles ont dû apprendre à vivre ensemble, comme dans les villes par exemple. Et les pactes qui se réalisaient auparavant de manière instinctive et informelle ont fini par être exprimés verbalement et être négociés. Après discussions, des individus ou des groupes convenaient de règles entre eux. D’abord verbales, ces ententes ont fini par être écrites. On ne peut imaginer le nombre de ces ententes entre les individus et les groupes ni le nombre de fois qu’elles ont été ignorées, bafouées, remises en question, renégociées. On peut en déduire que leurs principes ne sont peut-être pas si naturels et universels qu’on veut bien le croire puisque les lois sont constamment en évolution, sujettes à interprétations et pas toujours claires. Par exemple on n’admet pas, en théorie, qu’un pays puisse s’approprier par la force un territoire d’un pays voisin. Mais il suffit qu’une guerre éclate et que le premier pays batte le deuxième par sa puissance militaire avant de se déclarer maître de son territoire pour que les autres pays reconnaissent officiellement le nouvel état ainsi formé. C’est normal il a gagné la guerre, dira-t-on. On n’est pas loin de la loi du plus fort telle que subie par le cueilleur qui s’est fait voler sa poche.
Malgré tout, les humains essaient de concevoir des lois qui leur apparaîtraient logiques et justes, et qui les aideraient à vivre ensemble dans une certaine harmonie avec une rassurante stabilité.
Notons deux éléments que ces ententes cherchent à préserver.
- La vie et l’intégrité physique parce que, évidemment, chacun apprécie vivre sans sentir sa propre vie ou sa santé menacée à tout moment.
- La propriété parce que chacun cherche à préserver ses acquis, le fruit de son travail.
Mais comment est apparue la notion de propriété et sur quoi s’est-elle fondée?
On remarque déjà chez les animaux cette attitude qui consiste à défendre ce qu’ils estiment important pour leur survie. Pensons à leur territoire, par exemple, qu’ils acquièrent par la loi du premier arrivé et/ou par la loi du plus fort. Pour eux, ce « droit » de propriété n’est jamais définitif et est toujours susceptible d’être menacé.
Si on essaie d’imaginer comment la notion de propriété serait apparue chez l’humain, il apparaît évident qu’elle ne peut pas avoir surgi spontanément du jour au lendemain. Nous utilisons les mots « droit » et « propriété » pour exprimer des concepts qui ont commencé par être vagues et informels et qui se sont précisés avec le temps. Mais, même aujourd’hui, ils n’ont pas un sens absolu et définitif. Ils restent toujours discutables et discutés; qu’on pense, par exemple, au droit d’auteur : dans quelle mesure une idée peut appartenir à quelqu’un?
Le droit de propriété chez les humains me semble reposer sur une combinaison des mérites inhérent et acquis.
Le mérite inhérent pourrait parfois se rapporter à la loi du plus fort : dans un contexte préhistorique, on imagine qu’un homme costaud et vif au pied d’un arbre chargé de fruits s’attend à ce qu’on le laisse se servir à volonté en premier. Parfois c’est la loi du premier arrivé qui deviendrait le premier critère d’évaluation du mérite inhérent : « Il a construit son campement à un endroit convoité par tous; mais, comme il était là avant nous, on peut lui concéder le lieu, tant que cela ne nous dérange pas trop. On s’évite ainsi des problèmes ».
Quant au mérite acquis il pourrait s’exprimer ainsi : « Il a fait beaucoup d’efforts pour obtenir telle chose, je lui accorde ce droit de propriété parce que je m’attends à ce qu’on reconnaisse aussi mon propre mérite en des circonstances semblables pour mes efforts.
Ainsi se construit l’idée d’un droit de propriété. Tout le monde partage plus ou moins un intérêt commun à ce que son travail, ses efforts, ses acquis, soient respectés, dans le but évident de maintenir une paix sociale dont le bien-être de tous dépend.
En observant plus en détail on constate que ce mérite, qui se traduit ici par un droit de propriété ou un certain pouvoir, peut avoir une valeur variable et parfois assez volatile. Il suffit d’un événement imprévu, un accident, l’arrivée d’un nouveau joueur, pour que les rapports de force soient changés et les droits remis en question.
Reconnaissance des valeurs et privilèges
Mais essayons d’imaginer ces rapports dans une petite société stable. Les individus qui composent cette société représentent tous une valeur les uns aux yeux des autres. Tel leader est apprécié pour son dynamisme et ses initiatives, tel autre pour sa persévérance et sa patience. Chacun fournit sa contribution au groupe à sa façon. Même les enfants sont reconnus en fonction de ce qu’ils représentent pour l’avenir. Mais la reconnaissance des valeurs n’est pas égale selon les circonstances et selon les priorités du moment, surtout selon ce qu’apporte chacun à l’ensemble. Certains sont très appréciés tandis que d’autres sont perçus comme un poids indésirable. En fonction de cette appréciation, cette micro-société accordera plus de mérite aux uns qu’aux autres. Cette reconnaissance se traduira éventuellement par des droits et des privilèges accordés aux individus auxquels on reconnaît une plus grande valeur tandis qu’on imposera des restrictions à certains autres.
Cette reconnaissance pourrait faire, par exemple, qu’on laisse les meilleurs morceaux de nourriture aux personnes considérées comme bénéfiques au clan, celles qui apportent la prospérité et la sécurité. De multiples autres privilèges seront consentis à ces personnes parce qu’elles le méritent aux yeux de cette micro-société. On leur fera confiance, on leur accordera du « crédit ».
Confiance, crédit et argent
Les notions de privilèges, de confiance et de crédit évolueront au rythme de l’évolution des sociétés humaines. Elles se traduiront éventuellement par des droits de propriété et des possessions matérielles qui finiront eux-mêmes par être représentés sous forme symbolique par ce que nous appelons aujourd’hui l’argent. L’argent n’est-il pas ce bout de papier qui confirme officiellement, aux yeux de la société dont nous faisons partie, que celui qui le possède a droit à sa part (proportionnelle à la quantité d’argent qu’il détient, bien sûr) de la prospérité du groupe. Ce bout de papier est, en quelque sorte, un « certificat de mérite » qu’il peut échanger pour des produits ou des services. Un papier qui dit : « J’ai fait ma part, j’ai droit à ma part ».
Reconnaître l’illusion et…
Évidemment tout ça repose sur la croyance au mérite. Si on considère le libre-arbitre comme une illusion, on devra en déduire que le mérite, fondé lui-même sur la croyance au libre arbitre, est une illusion.
…faire la part des choses
À tout le moins, si la notion de mérite mérite elle-même d’être maintenue dans nos esprits comme un critère valable pour évaluer nos comportements, il faudra faire une distinction entre le mérite absolu et le mérite relatif. Cette distinction importante nous permettra de faire la part des choses et d’éviter de démanteler toute notre civilisation sans être prêts à en construire une nouvelle à partir de zéro.
Mérite absolu et mérite relatif
Il me faut donner ici une explication sur ce que j’entends par mérite relatif et mérite absolu. Si on suit mon raisonnement et qu’on le pousse à l’extrême, on conclura que le mérite absolu n’existe tout simplement pas puisque toute action, toute pensée même, est le résultat d’un conditionnement sur lequel nous n’avons personnellement aucune prise, n’ayant véritablement pas de libre-arbitre. Par exemple imaginons quelqu’un qui a causé un accident et questionnons-nous sur sa responsabilité (ou son mérite négatif, si on veut). Disons qu’il a eu une distraction causée par un état d’esprit perturbé. On remonte à la cause de cette perturbation et on entre dans l’analyse de sa situation psychologique. On en cherche les causes dans les événements de sa vie, son éducation, son enfance etc. Pour en comprendre davantage les fondements on remonte à l’histoire de sa famille, puis l’histoire en général, l’histoire de l’évolution de l’humanité, l’évolution des espèces. Poussant plus loin le questionnement sur le cycle des causes-conséquences-causes…, on remonte à l’apparition de la vie puis à la formation du système solaire et de la Terre pour aboutir au big-bang, à la création : à « Dieu » finalement, qu’on peut tenir pour grand responsable de tout. C’est ce que j’appellerais le point de vue absolu, que je vois comme une vérité, un point de vue sur la réalité.
D’un autre côté nous sommes pris dans la réalité concrète du quotidien. Dans le cas d’accident dont nous parlons, nous avons un besoin pratique de savoir quoi faire avec cette question de responsabilité. Comment s’assurer que chacun développe un certain sens de responsabilité relativement au bien commun, à la sécurité? Compte tenu du degré d’évolution de nos sociétés actuelles, on sent le besoin de balises pour éviter les excès et rappeler aux gens les limites à respecter pour garantir une société stable, sécuritaire, juste etc. Que ce soit pour encourager les comportements positifs (mérite positif) ou dissuader les attitudes condamnables (mérite négatif) on développe des critères d’évaluation du mérite relativement à certaines situations ou contextes donnés. C’est ce que j’appelle le mérite relatif. On dira que ce conducteur fautif mérite une amende, une réprimande quelconque pour le ramener à l’ordre. Ce qui n’empêche pas de reconnaître en même temps que, si on remonte à la source, le conducteur n’est pas vraiment responsable. Il est, en réalité, à la fois responsable et non-responsable. Ce sont deux vérités en apparence contradictoires et il faut les considérer en tâchant de ne jamais perdre de vue ni l’une ni l’autre, toujours être conscients des deux points de vue.
Le même principe s’applique au mérite positif. D’un point de vue relatif on peut valoriser le comportement de quelqu’un, le glorifier à l’occasion pour encourager un effort d’évolution; mais en même temps il faut toujours rester conscient que ce mérite, du point de vue absolu, ne vaut rien, qu’il est une illusion. Ce qui me rappelle cette phrase que j’avais entendue quelque part, disant que, du point de vue de Dieu, la vie d’un roi n’avait pas plus de valeur que celle d’un brin d’herbe.
Dit autrement, l’amende et les points de démérite, appliqués systématiquement au conducteur fautif, se situeraient dans le jugement relatif. La même faute, considérée par le jugement d’un Dieu (hypothétique) infiniment juste qui tiendrait compte de l’infinité des circonstances atténuantes, se situerait sur un plan absolu.
Pour illustrer la différence entre mérite relatif et mérite absolu, je ferais un parallèle avec l’idée de la rondeur de la terre. Par exemple, si on entreprend des travaux comme la construction d’un pont ou d’un édifice sur une grande surface, on prend pour acquis que la terre est plate. On prend nos mesures avec un niveau pour être bien certain que nos fondations seront bien droites. Et cela fonctionne parce que la rondeur de la terre n’est pratiquement pas perceptible à cette échelle relative. S’il y a une légère imprécision dans nos mesures, elle sera tellement minime qu’elle sera sans conséquences. Pourtant on sait très bien que la terre est ronde si on la regarde avec un certain recul, d’un point de vue que j’appellerais absolu. On devra tenir compte de ce point de vue si, par exemple, on veut calculer la portée des signaux d’un phare sur une côte. En dehors de la question des calculs, le fait de savoir que la terre est ronde et qu’elle flotte dans l’espace nous permet aussi une meilleure compréhension de la structure de l’univers que si on persistait à croire à une terre plate. Mais les deux points de vue (terre plate ou ronde) peuvent exister sans être en contradiction, selon le niveau où l’on se place.
De la même façon, lorsque je parle du mérite relatif, je pense que nous avons besoin de reconnaître son existence sur le plan pratique et immédiat de nos règles de vie sociales. Je crois que la plupart des gens seront d’accord pour dire qu’un conducteur mérite de se voir retirer son permis de conduire pour un certain temps si, par exemple, il a causé un accident alors qu’il était ivre. On dira que ça le forcera à réfléchir sérieusement à son comportement. Mais en même temps on peut très bien comprendre que quiconque aurait été à la place de ce conducteur (c’est-à-dire ayant hérité du même code génétique, de la même éducation, des mêmes expériences de vie dans absolument tous les détails) se serait comporté de la même façon.
À une certaine époque, quelqu’un a osé dire que la terre n’était pas plate, que c’était une illusion et qu’en réalité elle était ronde. Cette idée a été accueillie comme choquante, stupide et inacceptable. De même aujourd’hui, avancer l’idée que le mérite soit une illusion peut choquer la grande majorité des gens. (ajout du 29 mars 2019)
En résumé, le libre-arbitre et son corollaire, le mérite, sont des illusions (sur le plan absolu). Nous ne pouvons pas nous attribuer la responsabilité d’être ce que nous sommes puisque nous sommes le produit d’une longue histoire, d’un conditionnement sur lequel nous n’avons aucune prise, d’une programmation en perpétuelle transformation. Notre société étant basée sur ces croyances bancales, il convient de les remettre en question pour essayer de voir s’il n’y aurait pas là un lien avec la tournure inquiétante que prend notre évolution.
Morale, système de valeurs
Examinons notre société et, plus particulièrement les fondements de notre système de valeur, à la lumière de cette double réalité qu’est la coexistence du mérite relatif et du non-mérite absolu. L’idée du mérite relatif est bien ancrée dans notre perception et nous ne risquons pas de la perdre de vue. Par contre l’idée du non-mérite est probablement nouvelle pour plusieurs et encore difficile à digérer. Elle risque de nous échapper plus facilement dans l’observation du monde et dans notre auto-observation.
Du point de vue absolu, si le libre-arbitre est une illusion, nous n’avons aucun mérite pour nous actions et nos réalisations. Nous devrions donc nous considérer tous égaux sur le plan du mérite et nous accorder les droits en conséquence. Ainsi il n’y aurait pas de raison pour justifier les inégalités sociales. En effet, pourquoi y a-t-il des gens qui se considèrent supérieurs et estiment avoir droit à des privilèges souvent démesurés? C’est parce que, croyant à l’existence d’un libre-arbitre, ils estiment être eux-mêmes la cause principale de leur succès et ils s’en attribuent le mérite.
Conséquences de cette prise de conscience
La prise de conscience de l’aspect illusoire du mérite nous amène inévitablement à changer les jugements qu’on pourrait porter sur soi-même et sur les autres. La vision de départ qui condamne ou glorifie, récompense ou punit, se met alors à évoluer vers une recherche de la compréhension plus proche de l’attitude des psychologues que de celle des juristes. Le délinquant et le criminel seront perçus comme des malades plutôt que des « méchants ». La société cherchera alors à s’en protéger en les mettant parfois à l’écart (prison), mais avec une attitude différente. C’est-à-dire qu’on le fera un peu comme on fait pour des gens porteurs d’une maladie contagieuse : on ne les condamne pas mais on reste prudent pour ne pas subir leur contamination, tout en tentant de les aider à guérir avec les moyens dont on dispose. Il ne s’agit pas de punir mais de guérir, et cela peut se faire dans le respect puisqu’on se dit que cette maladie du corps ou maladie du comportement aurait pu frapper n’importe qui d’entre nous si les circonstances avaient été propices.
De même la notion de propriété, qui repose en bonne partie sur l’idée du mérite, aura besoin d’être nuancée à son tour. Même en tenant compte de l’aspect relatif du mérite, il deviendra difficile d’accepter l’idée qu’une personne puisse posséder cent fois, mille fois plus qu’une autre. Comment pourrait-on justifier une telle différence sachant que le hasard, la chance, les concours de circonstances de toutes sortes ont pu favoriser une au détriment de l’autre. On cherchera une façon de limiter le droit de propriété pour qu’il reflète mieux l’égalité fondamentale des humains tout en laissant une marge de manœuvre qui permet une certaine motivation au travail et à l’action.
La compétition sera de moins en moins valorisée, particulièrement dans les domaines qui reposent sur l’attrait du prestige, comme dans les sports médiatisés. En effet quel intérêt trouvera-t-on à démontrer qu’on est plus fort ou plus habile sachant que (du point de vue absolu, qu’on ne perd jamais de vue) nous n’avons aucun mérite à être ce que nous sommes. Les sports pourront redevenir des jeux pour s’amuser et se tenir en forme.
La compétition étant moins valorisée, ceci pourra avoir comme effet de stimuler la coopération et la solidarité. La confiance générale envers les autres pourra également se développer puisque, ne se sentant pas en compétition, on se sentira moins méfiant et plus ouvert. On pourrait parler d’un cercle vertueux, une chose positive en entraînant une autre.
Être Dieu
J’ouvre une parenthèse sur la conséquence de la croyance à l’absence de libre-arbitre. Nous n’aurions donc aucun pouvoir de décision sur nos vies. Nous n’en serions que des témoins. À première vue on pourrait s’en désoler mais, d’une certaine façon on pourrait dire que c’est merveilleux. Allan Watt, dans un livre intitulé « Être Dieu », proposait l’idée que Dieu aurait créé le monde dans toute sa diversité pour pouvoir s’observer lui-même à travers une infinité de points de vue différents et limités. Ainsi nous serions tous Dieu ou des particules de Dieu, en train de s’observer; nous serions des témoins de Dieu, témoins de Jéhova diraient certains. Nos petites consciences limitées chercheraient constamment à se développer, dépasser leurs limites, pour retrouver, comme but ultime, la conscience totale. Sachant et ressentant cela, on peut s’observer soi-même dans cette quête de conscience absolue sans s’attribuer le mérite de nos succès ni se culpabiliser pour nos erreurs. Libérée de l’idée du mérite et du poids de la culpabilité, notre vie peut devenir plus facile; on se voit maintenant chercher à atteindre des buts moins illusoires (prestige, pouvoir, contrôle…) À mesure que notre petite conscience communie avec une conscience plus vaste, on laisse cette dernière orienter notre vie. Il peut s’en dégager un sentiment de paix plus intéressant que celui de se croire responsable de tout et de s’angoisser devant chaque décision.
Identité d’un nuage
Croire que nous existons indépendamment comme individu c’est un peu comme croire à l’existence d’un nuage. Bien sûr, si nous regardons un nuage, on peut dire qu’il existe. Mais il existe pour notre œil, vu d’un certain angle, d’un certain point de vue, à un certain moment. Puis il se transforme, change d’apparence. Il peut tranquillement s’étirer, se dissoudre jusqu’à disparaître. Ou il peut s’approcher d’autres nuages, s’y mêler jusqu’à s’y confondre et perdre son identité propre qui, au fond, est temporaire et illusoire. Ce n’est qu’une perception d’un point de vue éphémère. Si on s’approche du nuage et qu’on y pénètre, on dirait qu’il n’existe plus. On dirait plutôt que l’air est gris et qu’on ne voit pas très bien loin devant soi.
Comme tout l’univers, nous sommes à l’image d’un nuage. Nous avons une forme à un certain moment mais nous nous transformons continuellement, nous mêlant et fusionnant avec ce qui nous entoure, dépendant des courants d’air.
Société cellulaire et cancer
Devant l’évidence de l’interdépendance de tous les éléments du monde, j’ai personnellement le sentiment que le sens de la vie se trouve dans le rapport à l’autre. Aux autres devrais-je dire, à la société, à l’humanité, à la communauté des êtres vivants de cette planète. En être isolé, ne plus avoir de rapports ni de contacts ce serait comme prendre une cellule de mon corps et l’en détacher. Elle aurait beau être nourrie dans une éprouvette, je crois qu’elle aurait perdu le sens de sa vie. Elle survivrait probablement un temps; mais, sans rôle à jouer, sans voisines avec qui échanger, comment se sentirait-elle?
Il ne faut pas faire l’erreur de croire que nous existons par nous-mêmes et/ou pour nous-mêmes. Cette croyance, cette illusion, nous amène à nous comporter comme des cellules cancéreuses qui croissent et se développent indéfiniment sans égards pour le corps dont elle font partie. Elles vivent pour elles-mêmes et finissent par détruire la société cellulaire qui les a engendrées et qui les maintient en vie. Ayant détruit le corps auquel elles appartiennent elles finissent forcément par mourir et disparaître elles aussi, mais après avoir entraîné la disparition de leur société.
Il y a une ressemblance frappante entre le comportement d’une cellule ou d’un groupe de cellules cancéreuses et les individus ou entreprises capitalistes; les deux fondant leurs actions sur le principe de la croissance perpétuelle, aux dépends de l’organisme qui les fait vivre. Il est étonnant que cette analogie ne soit jamais exprimée ouvertement, comme si on craignait d’affirmer que le roi est nu.
Obsession de la croissance
Bien sûr on commence à craindre sérieusement que cette croissance indéfinie nous mène collectivement à notre perte puisque les ressources de notre planète sont limitées. Mais je voudrais réfléchir ici sur la source de cette obsession de croissance, non pas celle des cellules cancéreuses mais plutôt celle des humains contemporains.
Essayons de nous imaginer dans la tête d’un dirigeant d’une grosse entreprise, ce qui nous permettra de comprendre un peu pourquoi notre société s’est piégée dans la spirale de la croissance perpétuelle.
Pour cet entrepreneur fictif, les affaires vont bien : il produit des biens qui sont en demande, il donne du travail à des gens, fait rouler l’économie, il obtient du succès, de la reconnaissance et la prospérité. Il pourrait simplement maintenir l’activité de son entreprise telle qu’elle est et tout le monde serait content pourrait-on croire. Mais il y a des raisons qui le poussent à grossir.
D’abord l’économie de marché fonctionne sur le même principe que le célèbre jeu de « Monopoly ». Si tu ne grossis pas, si tu ne manges pas ton voisin, c’est lui qui va te manger. Si tu n’achètes pas un nouveau terrain pendant que tu en as l’opportunité, un autre joueur va l’acheter et t’exploiter éventuellement. Cette loi implicite établit, comme un dogme fondamental, la croissance obligatoire dans l’esprit de tout entrepreneur capitaliste. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté; c’est tout simplement une croyance, une vision, une conception du monde. La conséquence pourtant évidente de cette règle de base est qu’éventuellement les joueurs seront de plus en plus gros et de moins en moins nombreux jusqu’à, ultimement, arriver à un seul gagnant propriétaire de la planète. Ce moment n’est peut-être pas si loin, à voir l’accélération du rythme des fusions et achats de multinationales.
D’autre part, l’entrepreneur étant une personne humaine, il a généralement besoin de se sentir valorisé, estimé, aimé, apprécié, reconnu, respecté etc. par les autres et à ses propres yeux. Comme il y a une croyance générale que nous avons un mérite pour nos efforts, nos actions, nos succès, ce mérite à acquérir motive tout entrepreneur qui se sent responsable de son succès, qui s’y identifie et qui s’en valorise. En règle générale, que nous soyons entrepreneur ou non, nous avons tous un capital de mérite, un crédit social pourrait-on dire, que nous cherchons à maintenir ou accroître.
Prise de conscience des besoins illusoires
Mais, avec les progrès de la psychologie, on découvre de plus en plus le fonctionnement de la psyché. On réalise de plus en plus que nos idées, nos sentiments, nos émotions, nos croyances etc. sont produits par nos antécédents génétiques et historiques, par notre éducation, nos conditionnements affectifs et moraux etc. Au point qu’en regardant le tout d’un point de vue absolu (ou, du moins, plus distant, plus détaché) on pourrait dire qu’on n’a aucun mérite pour ce qu’on est devenu ou ce qu’on a accompli; tout ça étant le résultat de l’interaction infiniment complexe qui se joue entre toutes les influences possibles sur le développement de la conscience de chacun.
Dès le moment où on prend conscience que ce mérite, qui motive tant d’actions, qui nourrit tant de valorisation et d’estime de soi, qu’on comprend donc que ce mérite est une illusion (puisque nous sommes manipulés par la vie) on réalise que les sociétés humaines dépensent beaucoup d’énergie inutilement et s’exposent à un risque d’explosion écologique et sociale pour nourrir ce besoin illusoire de reconnaissance et de mérite.
Dans la mesure où l’humain prendra conscience de la vacuité de cette course au mérite et qu’il cessera de craindre d’être mangé par son voisin (parce que, si la croyance au mérite disparaît, le besoin de compétition sera affaibli d’autant), alors l’humain pourra se consacrer à satisfaire ses besoins fondamentaux qui exigent beaucoup moins d’énergie que les besoins illusoires entretenus par des cercles vicieux.
Évolution future
Sur un plan pratique, une telle transformation ne peut se faire que progressivement. On peut imaginer, qu’à mesure que la conscience se développera, la société cherchera des formules pour aller vers une forme de capitalisme tempéré par exemple. Imaginons des impôts progressifs, par exemple, qui suivraient une courbe telle que plus on monte dans l’échelle des revenus ou des possessions, plus notre taux de taxation augmente, jusqu’à un point où il devient impossible de devenir plus riche sans partager cette richesse avec la collectivité. Dans un tel système, où seraient limités les droits de propriété et les possibilités d’accumulation de richesses et de pouvoirs, les ambitions de croissance de certains seraient certainement plus modestes. Fini la surproduction, l’obsolescence programmée, la surconsommation, le gaspillage, la pollution, la destruction des ressources, les conflits armés, les luttes de pouvoir. Vive la solidarité, le travail harmonieux, la santé, la simplicité volontaire, le respect et le plaisir de vivre ensemble, en symbiose avec la terre.
Advenant une éventuelle disparition du système monétaire et des restrictions importantes au droit de propriété, on pourrait s’inquiéter du maintient de la productivité générale dans l’économie de nos sociétés. Mais cette baisse de productivité pourrait être compensée par le fait qu’une grande partie des biens de consommation et des services que nous produisons actuellement sont en réalité inutiles ou même nuisibles.
Dans une société libérée de ses ambitions matérielles maladives et de son obsession de la croissance il resterait donc beaucoup moins de travail à accomplir; et celui-ci pourrait être facilement partagé entre les membres de la communauté.
Conclusion
Revenons un peu sur les aspects moral et philosophique du sujet. À vivre sans la notion de mérite on se libère de l’orgueil et de la culpabilité et, surtout, on développe une grande capacité de compassion en se dégageant passablement de la notion d’êtres supérieurs et inférieurs. Naturellement, si on ne se reconnaît pas de mérite, on n’a pas d’intérêt à vouloir dominer par fierté ou ambition et on souhaite plutôt entretenir des bonnes relations.
Par ailleurs, plusieurs se demanderont : « Comment on peut vivre avec ce principe sans se dire que tout est déterminé d’avance, qu’il n’y a rien à faire, rien à décider, que nous n’avons aucun pouvoir sur nous-même ni sur les événements de notre vie? » On peut devenir un observateur actif . C’est-à-dire qu’on prend conscience des forces qui agissent en nous, qui nous relient à notre passé, à notre histoire et à toute l’histoire du monde, à son évolution. On peut observer comment ces forces, ces influences nous relient aux autres et nous entraînent dans une évolution commune. On peut observer tout ça, que certains appelleraient l’action divine en nous, et laisser en toute confiance ces forces se manifester à travers notre vie. Ainsi nous agissons, mais nous savons que ce n’est pas nous personnellement qui agissons puisque nous ne sommes rien d’autre que le produit de la vie qui nous entoure, dans laquelle nous baignons. Nous sommes chacun comme une cellule dans un corps et, bien que nous ayons une personnalité individuelle qui nous distingue des autres, la cellule que nous sommes n’a d’autres choix que celui d’agir selon sa nature et selon ce que sa situation lui commande, qu’on le veuille ou non.
Alors pourquoi ne pas le vouloir (c’est-à-dire admettre qu’il y a une force de vie qui cherche à se manifester et évoluer en nous) et accueillir cette force. Admettre également que nous sommes à la fois tout et rien : rien parce que c’est la vie qui nous construit et tout parce que nous sommes cette vie.
Autrement dit, le principe du « non mérite » peut nous priver du sentiment de pouvoir de notre ego sur le monde, mais nous gagnons un autre sentiment de pouvoir si nous nous identifions, non pas à ce petit moi que la vie a produit parmi tant d’autres, mais plutôt à la vie elle-même, cette force, cette énergie en action depuis la nuit des temps. Certains diraient, en d’autres mots, laissons Dieu agir à travers nous. Alors, au lieu de s’identifier au « je », au « moi », on s’identifie à la vie elle-même ou à la force qui en est l’origine. Ce faisant, on se détache du « moi » restreint et, d’une certaine façon, on devient éternel.
Guy Richer, 30 septembre 2011 ( guyricher@cgocable.ca ) Adresse mise à jour le 14 janvier 2013
Présentation en 4e de couverture :
Sur quoi basons-nous nos comportements? Sur nos croyances, n’est-ce pas? Si nous croyons qu’il va pleuvoir, nous apportons un parapluie. Si nous croyons que notre voisin pourrait vouloir nous voler, nous allons construire un mur et barrer nos portes. Si nous croyons que nous avons un mérite personnel pour nos actes et que ce mérite nous donne des droits, nous allons former une société de compétition où chacun tentera de se faire valoir aux yeux des autres et cette compétition inutile finira par nous détruire.
C’est cette dernière affirmation, moins évidente que les deux précédentes, que je veux tenter d’expliquer dans cet essai.